Hiérarchie et respect sont deux notions à ne pas confondre (Ignatius P)

Derek Hayes était à nouveau aux prises avec des papiers compliqués et hautement barbants concernant tous des formalités administratives qui n’intéressaient personne -mais qu’il fallait bien se coltiner, pour le bien des projets dont il avait la responsabilité. Il expédia rapidement quelques signalements et demandes d’intervention sur des sortilèges mineurs protégeant des vieux trésors de famille que des héritiers désargentés n’arrivaient pas à briser -et dont certains, à son avis, auraient plus eu leur place dans un service quelconque du Ministère de la magie. Il allait s’attaquer à des documents plus costauds requérant plus d’attention lorsque son horloge, ensorcelée pour l’occasion, s’agita et lui indiqua en chuchotant « C’est l’heure, c’est l’heure ! ».

Il se leva de son bureau pour se diriger vers celui de Ignatius Prewett, son supérieur, à l’heure convenue. Il devait voir le patron pour parler de l’avancement du partenariat entre Gringotts et la famille Ollivander, dont le déroulement reposait quasiment intégralement sur les épaules du briseur de sorts.

Et, il fallait bien l’avouer, Derek était un peu nerveux. Il n’avait pas à proprement parler peur de son supérieur -Ignatius Prewett était trop intelligent pour s’acharner ouvertement sur un employé Sang-Mêlé en cette période de suspicion et de tensions idéologiques. De même, il n’avait jamais menacé de le licencier ou de lui pourrir sa carrière -nul ne pouvait nier que Derek travaillait avec acharnement et était doué dans ce qu’il faisait. Ses qualités sociales le démarquaient de plus de certains de ses collègues et c’était cela, couplé à la charge de travail que cela représentait, qui avait convaincu tout le monde de lui confier le partenariat en question.

Pour autant, les relations des deux hommes n’avaient jamais été bonnes. Lorsqu’on est un Sang-Mêlé et qu’on a été le rival du frère du patron pendant ses années à Poudlard, on sait déjà qu’on est mal parti. Mais lorsque le patron apprend qu’on a divorcé, qu’on a cherché à obtenir la garde de son enfant et qu’on s’est battu avec le juge dans ce but, on peut être certain d’avoir droit à un mépris inaltérable. Aussi, si Ignatius Prewett n’était pas tout le temps sur le dos de Derek, il s’arrangeait généralement pour laisser transparaître son hostilité lorsque les deux hommes devaient communiquer -et Derek, quoique contraint de se montrer respectueux, savait que sa propre animosité était connue de son supérieur, sinon de toute la banque.

Derek inspira un grand coup, fit rouler un instant ses épaules pour en évacuer la tension et toqua à la porte du bureau.

Je suis un homme exigeant. Pour gagner mon respect, il faut se lever tôt (et ce n'est pas qu'une image, au passage, car j'estime que ceux qui ne sont pas capables de s'astreindre à un rythme de vie cohérent sont à ranger dans la catégorie des cas désespérés), et il y en a peu au sein de Gringotts pour avoir ce privilège... et parmi ceux qui ont pu l'obtenir, il y en a quelques-uns qui ont réussi à me décevoir, comme c'est le cas de Aaron, que je tenais pourtant en haute estime. Certes, cette déception est sans rapport avec son travail de briseur de sort, et je ne peux lui retirer les efforts qu'il fournit pour me montrer sa loyauté, mais cela ne fait que me conforter dans l'idée que mon estime et ma confiance se doivent d'être distribuées avec la plus grande prudence et une immense parcimonie.

Mais ce n'est pas à lui que j'ai donné rendez-vous en cet instant. J'ai donné rendez-vous à Derek Hayes dans mon bureau à faire le point sur son travail, et surtout sur le partenariat entre Gringotts et la famille Ollivander. Personnellement, j'ai quelques réserves quant au fait qu'un tel dossier, d'une importance notable, ait été confié à ce sorcier que j'estime de bien maigre envergure, mais j'attends de voir... et je guette le moindre faux pas. Attacher ceux que l'on méprise à des missions que l'on estime au-delà de leurs compétences, c'est leur ouvrir une porte sur l'échec, sur l'erreur, et c'est une chose que je peux exploiter ensuite.

Derek Hayes, pour moi, c'est un raté. Il n'y peut rien, il était condamné dès la naissance à une vie forcément pathétique. Qu'attendre d'autre au regard de la nature plus que contestable de son sang ? Rien, et mes attentes le concernant sont particulièrement modérées, et encore davantage au vu de sa relation particulièrement hostile et de longue date avec Alastor. En bref, je ne compte pas lui faire de faveurs, et encore moins le moindre cadeau. En tous les cas, je l'attends de pied ferme dans mon bureau. Quand il frappe à ma porte, il est pile à l'heure. Dommage, je ne pourrai pas lui reprocher son retard.

-Entrez, dis-je. Je lui offre de s'asseoir face à mon bureau, et j'entre directement dans le vif du sujet. Vous savez pourquoi je vous ai convoqué dans mon bureau, je présume.

-Oui monsieur.

Derek s’assoit avec un air impassible sur le bureau, se tenant droit mais sans aucune arrogance. Mieux vaut ne laisser aucun prétexte à Ignatius Prewett pour lui reprocher quelque chose ou lui pourrir la vie, encore moins si ce prétexte peut lui permettre d’enlever à Derek la responsabilité du partenariat avec Ollivander.

Et sous son air sérieux et calme, Derek jubile. Il a bien cru apercevoir un soupçon de déception sur le visage de son supérieur en le voyant entrer, et il fréquente l’homme depuis assez longtemps pour deviner que c’est sa ponctualité qui a agacé Ignatius Prewett -cela pourrait paraître paradoxal au non-initié, mais il semble que le patron des briseurs de sorts ait une haine des bons comportements lorsqu’ils sont à attribuer à Derek. On pourrait croire que le sérieux et la ponctualité du trentenaire pourraient améliorer son image auprès de son supérieur, mais la haine et le mépris sont trop profondément enracinés pour cela.

-Pour l’instant, le partenariat avec les Ollivander se déroule à la perfection, exactement comme prévu.
Le côté psychorigide du patron va adorer cette expression -et son côté puriste va détester la voir dans la bouche de Derek, mais il ne pourra rien dire et sera contraint d’admettre que le briseur de sorts assure la mission qui lui a été confiée.

Derek est connu pour son côté fonceur, mais il est passé maître dans l’art du passif-agressif lorsqu’il y a Ignatius Prewett en face -mais le combat est loin d’être inégal, car son supérieur lui rendra coup pour coup dans la mesure du possible, et il le sait.

-Le contrat a été rédigé et signé par les deux parties, et monsieur Archibald Ollivander et moi-même avons commencé le procédé d’échanges de connaissances dont je vous avais déjà parlé. J’ai entrepris de le former pour qu’il nous accompagne sur le terrain, et il m’a donné accès à certaines connaissances pointues sur les runes. En revanche, il va me falloir votre autorisation écrite pour commencer à préparer les premiers matériaux et artefacts auxquels nous sommes censés leur donner accès une fois qu’ils nous auront soutenu sur les quelques cas… complexes qui nous résistent et pour lesquels nous avons besoin de leur aide.

Il lui a laissé dire tout ça sans le couper ? Derek s’arrête. Il a du mal à croire que son supérieur va le laisser parler encore longtemps, et il ne veut pas lui donner la satisfaction de l’interrompre. Dans une situation comme celle-là, il faut se satisfaire de chaque petite victoire. En plus, il a dit tout cela d’une traite pour diminuer les risques de se faire couper, et il n’est pas contre l’idée de reprendre son souffle.

C'est un peu bizarre de dire "monsieur Archibald Ollivander" maintenant que le jeune homme et lui s'appellent par leurs prénoms. Mais Ignatius n'a aucunement besoin de savoir que les deux hommes s'entendent bien et que Derek apprécie la compagnie du fabricant de baguettes : cela relève du privé.

Je ne tiens aucun compte des propos de Derek quand ce dernier se félicite du partenariat avec les Ollivander, en affirmant que celui-ci se passe à la perfection. Je me méfie comme de la peste des affirmations du genre, et pour cause, elles sont l'apanage de ceux qui veulent afficher une confiance soit trop hâtive, soit insupportablement sincère, si bien qu'elle pourrait sur le long terme, nous causer préjudice. Plus largement, je n'apprécie pas voir l'ombre de la moindre confiance de la part de mon interlocuteur car j'y vois une suffisance que je trouve proprement insupportable.

Mais Hayes est faillible, il le sont tous, et j'ai l'intime conviction que les circonstances finiront par me le prouver. Pour l'heure, je ne dis rien, et je m'épargne tout commentaire. J'attends qu'il m'en dise davantage, avoir une vision plus globale de la situation. Je le laisse parler sans l'interrompre même si c'est l'un de mes petits plaisirs, mais ce ne sera bien sûr que pour revenir point par point sur tout ce qu'il aura pu me dire avec la fierté sans doute de s'être imaginé particulièrement irréprochable. C'est oublier que je suis passé maître dans l'art du pinaillage, un art qu'au demeurant je prends un malin plaisir à mettre à profit dans les situations du genre.

Pour ce qui est du contrat, je l'ai eu entre les mains pour en connaître tous les termes, je n'ai rien à redire là-dessus, mais je me ferai un plaisir d'observer que le reste se révèle trop évasif, pas tant parce que mon interlocuteur manque de précision que pare qu'il doit vouloir ne pas m'assommer d'observations et d'informations, mais c'est du pareil au même.

-"Procédé d'échange de connaissances", c'est une formule verbeuse qui ne parle que de vide, il va falloir être plus précis. Je veux savoir quelles connaissances spécifiques ont été mises en jeu au cours de vos rencontres, que ce soit celles qui vous ont été transmises ou celles que vous êtes supposé transmettre. J'affiche un manifeste scepticisme quant à au fait que Derek soit à même de jouer réellement les formateurs. Pour ce qui est de mon autorisation écrite, elle vous sera donnée, bien sûr quand leur liste non exhaustive sera établie par écrit. Bien sûr, c'est déjà chose faite, n'est-ce pas ?

Derek serre les dents. On lui reproche à lui d’utiliser des formules verbeuses ? On aura tout vu. Mais le business c’est le business, comme on dit, alors il faut bien faire son rapport au patron, aussi agréable et amical soit-il.

-Concernant les connaissances échangées, Monsieur Ollivander m’a transmis des connaissances approfondies sur les runes, notamment ces runes nordiques anciennes qui nous ont posé souci et qui sont à l’origine du partenariat. Connaissances que j’ai déjà commencé à compiler dans un rapport dont je vous ai apporté les premières pages.

Plus quelques petites bricoles que je garde pour moi, parce que dès que ce rapport sera accessible à tout le monde, on oubliera bien volontiers que c’est le Sang-Mêlé qui a bossé dessus. Alors autant garder un ou deux atouts dans ma manche. Mais ça, patron, t’es pas obligé de le savoir.

-De mon côté, je suis satisfait des progrès de Monsieur Ollivander dans la maîtrise du Charme du Bouclier et j’ai commencé à lui faire pratiquer les rudiments du maléfice d’Entrave.

Tu as peut-être entendu dire que c’était ma spécialité, à Poudlard ? Ça et les poings, mais je n’allais pas apprendre à Archibald à cogner, quand même. Si on demandait à ton frère, il doit s’en souvenir, de mon Entrave, il y a eu droit au cours de certains de nos duels d’adolescents.

Malheureusement, le briseur de sorts a beau rouler des mécaniques en pensée, il n’a pas d’autre choix que de faire profil bas face à Ignatius Prewett, surtout que celui-ci a finalement réussi à le prendre en faute. Derek serre les dents, ses muscles se contractant comme lorsque l’on s’apprête à recevoir un coup, et il dit :

-La liste n’est pas encore prête… J’ai commencé à l’établir, mais le rapport sur les runes m’a pris beaucoup de temps, et les Ollivander ont beaucoup à faire de leur côté. Elle devrait être prête à la fin de la semaine.

Cette simple phrase est sa perte, et il le sait. Ignatius ne va pas le louper. Même lui ne peut pas tout faire en même temps -mais tout cela ne sera qu’une preuve supplémentaire de la supériorité des Sang-Pur, comme toujours. Ce simple retard ne menace pas son poste, mais il va comprendre sa douleur, c’est certain.

J'écoute patiemment la réponse de mon interlocuteur. En soi, si je veux faire preuve d'un minimum de bonne foi (mais pourquoi ferais-je cela ?), je n'ai pas grand-chose à y redire. Même s'il me faudra attendre le retour des Ollivander pour en avoir le coeur net, il semblerait que Derek Hayes fasse très convenablement son travail (encore heureux, c'est pour ça qu'on le paye, après tout), et que ce procédé d'échange de connaissances ait déjà porté des fruits profitables.

Enfin, de ce qu'il en dit, mais je ne me contenterai pas de la parole du sang-mêlé pour me forger une opinion définitive quant à son travail. Je vais tout d'abord éplucher son rapport de la manière la plus approfondie possible, et il peut compter sur moi pour ne rien laisser au hasard et pinailler à chaque fois que l'occasion m'en sera donnée. Et si aucune occasion ne se présente, on peut compter sur moi pour en déterminer. Ce n'est définitivement pas un problème pour moi. J'estime qu'il n'est pas difficile de trouver des faiblesses aux plus faibles, et c'est ainsi que je le considère, oui, comme quelqu'un de faible. Arbitrairement. En vertu de ce qu'il ne sera jamais capable de corriger à son propre sujet, à savoir, bien évidemment, sa naissance.

La satisfaction d'avoir su le coincer sur un point devance l'agacement de ne pas avoir ce que je souhaite en temps et en heure. Nous ne sommes pas à une semaine près, en vérité, et ce léger contretemps n'a rien de bien important, mais puisque cela place Derek en position désavantageuse, je ne peux m'empêcher d'accueillir ce constat avec un léger sourire aux lèvres.

-Vous savez combien le moindre retard affecte le travail de toute notre équipe, n'est-ce pas ? ou bien vous étiez bien trop satisfaits de vous-même d'apprendre à Ollivander deux-trois tours de passe-passe à la portée de n'importe quel autre briseur de sort autrement plus compétent que vous pour tenir compte de la moindre logistique ? J'ignore pourquoi je prends même la peine de vous poser cette question tant la réponse semble évidente.

Bien sûr, j'en rajoute, je fais une montagne de ce qui n'en est pas, mais j'apprécie toujours d'affirmer ma position de supériorité, surtout en présence d'éléments tels que Hayes.

-En fin de semaine, c'est bien trop tard, je veux cette liste dès demain.

Les poings de Derek se serrent, mais cela fait quelques années qu’il a appris à se maîtriser presque parfaitement, depuis cet incident regrettable avec le juge Yaxley qui a failli lui coûter bien plus cher qu’un peu de sursis -il lui a fallu des mois pour récupérer l’autorisation de s’occuper de sa fille. Il a failli sombrer, pendant cette période agitée, mais il a préféré s’absorber dans le travail, comme il l’avait fait avant son divorce, maintenant que rien ne requérait sa présence à la maison.

Ignatius Prewett doit s'en souvenir, de cette période où Derek ne faisait rien d'autre que travailler, mais bien-sûr, même ça n'avait pas suffi à l'amener à estimer un tant soit peu son employé. Non, môssieur et ses grandes certitudes idéologistes ne prêtent pas attention au travail honnête, il préfère quand on lui lèche les bottes.

Aussi, il serre les dents sous les remontrances de son supérieur, et bien que conscient que celui-ci ne ferait pas le fier si Derek levait soudainement ses quatre-vingts kilos de la chaise, il préfère affronter son interlocuteur sur le terrain de celui-ci, à savoir les mots. Il n’a aucun espoir de gagner ce combat, mais peut-être est-il envisageable de se défendre partiellement.

-Oui monsieur, j’en suis parfaitement conscient.

Pourquoi tu n’envoies pas un autre de tes briseurs de sorts auprès des Ollivander, dans ce cas ? Ah, oui, parce que la plupart n’attireraient même pas une once de sympathie à Archibald entre leurs principes antiques rigides et leurs aptitudes sociales qui les rapprochent plus du Scroutt à Pétard que du sorcier.

-Je n’avais simplement pas réalisé qu’il fallait une grande chaîne logistique pour sortir quelques objets d’un coffre-fort et les expédier sur le Chemin de Traverse.

Les épaules du briseur de sorts s’affaissent quand il entend la limite fixée par son patron. Demain ? Il en connaît un qui ne va pas dormir beaucoup cette nuit, et ce quelqu’un, ce n’est pas sa Majesté Ignatius Prewett… Il va falloir qu’il s’y attelle dès qu’il sera sorti du bureau, relisant les notes prises au fil des échanges et conversations avec Archibald, organisant et triant les différents éléments dont il sera question, tout en vérifiant la rareté et les propriétés de ceux qu’il connaît mal pour évaluer leur valeur et définir lesquels peuvent déjà être donnés maintenant, et lesquels nécessiteront un service en plus de la part des Ollivander pour donner un marché équitable qui conviendra à Gringotts sans flouer la famille au Sang-Pur.

-Je vous apporterai cette liste demain, monsieur.

Puis j’irai me coucher.

Je n'y vais pas de main morte et j'en ai tout à fait conscience, mais je n'ai aucune intention d'arrondir les angles ou de me montrer plus conciliant envers mon interlocuteur. Si cela doit lui déplaire, ma foi, je n'en ai que faire, et c'est à peine si je considère que cela doit me concerner bel et bien. Pour ma part, je fais seulement mon travail avec cet excès de zèle que je distribue parcimonieusement auprès de ceux qui attisent le plus d'antipathie chez moi. Généralement, leur sang n'est pas très pur, CQFD.

J'affiche un sourire méprisant quand mon interlocuteur affirme qu'il n'envisageait pas qu'une grande chaîne logistique soit d'une impérieuse nécessité pour la mission qui lui est confiée, se dédouanant d'une manière qui ne me le rend que plus antipathique encore. En soi, il a évidemment raison, mais il m'est d'une simplicité enfantine de faire preuve de mauvaise foi dans ce cas de figure particulier en invoquant mon immense méticulosité, que je ne m'invente pas pour la circonstance, cela dit. J'estime que rien, jamais, ne doit être laissé au hasard. De la mission de routine à celle la plus complexe et dangereuse.

-Si nous devions faire le compte de tout ce que vous semblez dans l'incapacité de réaliser, nous y serions encore demain, j'observe d'un ton indifférent.

Derek, dans tous les cas, sait qu'il n'a d'autre choix que de se plier à mes exigences quand bien même elles lui déplaisent. En fin du compte, rien ne change et chaque chose est à sa place : Derek Hayes est sous mes ordres, je suis son supérieur hiérarchique et il est dans l'obligation non seulement de respecter mes directives mais également de respecter les délais que je lui impose, quand bien même ces derniers semblent irréalisables. Derek va sûrement plancher sur cette liste, et cette pensée me satisfait largement. Basse satisfaction, ne le nions pas, mais je ne la savoure pas moins à sa juste valeur.

-Très bien, j'approuve dans un hochement tête satisfait. Pas tant satisfait de la réponse de Derek en elle-même et donc de la possibilité d'obtenir son travail dans des délais impossible que celle de faire jouer le maigre pouvoir que j'ai sur lui et dont j'apprécie tout particulièrement d'abuser. Avez-vous d'autres choses à me dire ou à me signaler ?

Derek en tremblerait presque de rage.

Il est habitué aux brimades de son patron, après tout, non ? Avant d’entrer dans le bureau, il s’est persuadé que les attaques vicieuses de son chef ne sont que l’expression d’un homme qui a pour seul contrôle sur sa vie sa capacité à pourrir ses subordonnés sans rendre de compte à quiconque. Que lui, Derek Hayes, qui a enfin retrouvé une vie équilibrée et plaisante, est bien au-dessus de ce genre de manœuvres sournoises.

Mais la vérité, c’est que quels que soient les efforts fournis par le briseur de sorts, Ignatius Prewett a le don de l’énerver et de le faire se sentir impuissant et misérable en quelques minutes. Comment un homme peut-il vivre en voyant son estime de lui-même réduite en poussière sans pouvoir protester ? Le moral tout à coup à zéro, Derek se met presque inconsciemment à ressasser ses échecs personnels, comme chaque fois que son patron réussit à le descendre comme il le fait en ce moment-là. C’est comme ça : la rage monte en Derek, mais dans l’incapacité de la faire exploser, il la canalise comme il peut, quitte à la rediriger en pensée vers tous ceux qui ont contribué à pourrir sa vie depuis son enfance -et, soyons lucide, lui-même figure en bonne place dans ce triste panthéon.

-Oh, je ne comptais pas rester jusque demain, vous devez avoir beaucoup de choses importantes à faire.

Au moins est-il encore capable d’un peu de sarcasme -dit avec juste ce qu’il faut de modestie pour ne pas pouvoir être accusé d’insolence, mais quiconque connaissant la relation des deux hommes ne sera pas dupe. C’est un triste constat, mais Derek est devenu assez fort pour cacher sa colère -pas assez pour qu’Ignatius ne puisse s’en repaître, mais assez pour s’éviter les ennuis en général.

-Je crois que je vous ai tout dit.

Il lâche cette phrase avec un soulagement évident.

Allez, quelques secondes encore et on s’arrache.

La journée est loin d’être finie, mais au moins se finira-t-elle dans la solitude, condition infiniment plus souhaitable que le sinistre bureau.

-Si cela vous convient, je vous remettrai la liste par hibou dès qu’elle sera prête.

Au moins mon hibou, lui, est issu de deux hibous, alors j’imagine que ça fait de lui un Sang-Pur, tu ne lui feras pas autant de misères qu’à moi.

-Voilà au moins une chose concernant laquelle nous sommes d'accord, je réponds posément quand mon interlocuteur me fait remarquer qu'il ne compte pas rester jusqu'au lendemain, puisque ce serait empiéter sur mon temps ô combien précieux.

Qu'il le pense ou non importe peu, le fait est que c'est effectivement vrai. Oui, j'ai mieux à faire que de m'imposer sa compagnie, tout comme je suppose qu'il lui sera plus qu'agréable de se dispenser de la mienne. Raison pour laquelle ce rendez-vous ne pouvait effectivement être qu'expéditif. Ce qui devait être dit l'a été, et c'est définitivement la seule chose qui importe. Il n'est pas question pour nous de nous éterniser.

Oui, bien sûr, le sarcasme dont fait preuve mon interlocuteur est évident, mais je fais le choix de ne pas relever (si je devais relever la moindre touche de sarcasme venant de lui - et réciproquement -, nous n'en aurions pas fini. Et notre impatience à en finir est, je crois, proche de palpable tant elle est tangible). Dans tous les cas, il ne saurait en rien oublier la position que j'accapare par rapport à lui, autrement dit une position de supériorité, et de laquelle je n'hésiterais évidemment pas à user et abuser autant que la situation peut le permettre et/ou l'exiger.

Il m'a tout dit, et je pense en effet que nous pouvons nous arrêter là. De toutes les manières, qu'allions-nous faire d'autre ? Se regarder en chiens de faïence dans le blanc des yeux pendant des heures ? Non, évidemment que non, il ne manquerait plus que ça. Alors au final, il ne nous reste plus qu'à vaquer à nos occupations respectives. Je trouverai d'autres occasions de saquer mon interlocuteur. Ce genre d'occasions ont tendance à ne pas manquer en temps normal.

-Très bien, ne tardez pas plus que vous ne l'avez déjà fait, dis-je alors qu'il me suggère de m'envoyer sa liste par hibou, ce qui aura le mérite de nous épargner un autre entretien du genre, à l'un comme à l'autre, ce qui n'est sans doute pas plus mal au bout du compte. Même si je ne peux me passer de ce genre d'entretiens qui me permettent d'entretenir une certaine forme d'autorité sur ceux qui travaillent sous ma coupe. Vous pouvez disposer, je vous ai assez vu.

C'est rien de le dire.

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