Je me réveille d'un cauchemar et prends le temps de me souvenir où je me trouve. Je ne reconnais pas l'ambiance rassurante du dortoir des Poufsouffle, tout simplement parce que je ne m'y trouve pas. Non, ceci n'est que la décoration approximative de ma chambre. Je suis chez moi, ou plutôt chez mon père. Je soupire de désespoir alors que les souvenirs de la veille me reviennent peu à peu. Je suis rentré à la maison pour le weekend. J'ai pas eu tellement le choix, mon père s'est enivré dans un bar et n'avait pas de quoi payer. Étant sa seule famille, c'est à moi que le patron du bar a fait appel pour venir le chercher et régler la note. Finalement, le temps de traîner sa carcasse bien imbibée d'alcool jusqu'à la maison, il faisait nuit noire et je n'ai pas pu rentrer au château. Dans un sens, ça me permet de ne pas avoir de trajet à faire pour aujourd'hui, puisqu'il fallait que je rentre de toute façon. La famille Merwood vient nous rendre visite à quatorze heures et il y a une masse de ménage à faire avant leur arrivée. Bien sûr ce n'est pas mon paternel qui s'en chargera, il est déjà pas capable de s'occuper de lui-même. Je grogne et m'extirpe de mon lit alors que le soleil se lève à peine à l'horizon. Il est encore très tôt, mais j'ai pas tellement la possibilité de faire la grasse mâtiné. Dans le silence de plomb du pavillon, je commence par faire le tri dans le linge, faire deux ou trois lessives, plier et ranger le linge propre, et essuyer la poussière sur les meubles. Après cela, il me reste encore la vaisselle, le plancher, entretenir le feu de cheminée, préparer le repas et le thé... Lorsque tout est fini, il me reste à peine dix minutes pour me laver et m'habiller. Je cours dans le couloir et tombe sur mon père qui sort de sa chambre, puant l'alcool et encore dans les vêtements de la veille. Non mais je rêve !

« Mais bon sang, tu pourrais pas faire un effort ! On a de la visite ! Va te laver et essaye de pas me faire honte pour une fois ! Tu empeste l'alcool et la transpiration, c'est irrespirable ! » Dis-je en le poussant dans la salle de bain.

Bon, tant pis pour le brin de toilette, mon cas est largement moins grave que le sien. Je me contente de me débarbouiller le visage et le corps grâce à l'évier de la cuisine. Une fois sûr d'être propre, je file dans ma chambre pour enfiler un jean et une chemise repassée. Lorsque la sonnette de la maison retentit, mon père est dans le salon, impeccable et bel et bien réveillé. Je soupire de soulagement et vais ouvrir la porte avec un grand sourire. Il sera toujours temps d'engueuler mon père et de lui fracasser le crâne contre un mur une fois que nous serons seuls. Il va me tuer un de ces jours, vraiment ! Je salue d'abord les parents d'Elyane avant de m'incliner devant la demoiselle.

« Vous pouvez vous installer dans le grand salon, je vais chercher le thé. » Dis-je simplement.

Dans la cuisine, à l'abri des regards, mon sourire assuré s'efface. Déjà que mon père a décidé de me fiancer sans mon accord à une fille plus âgée que moi d'un an et que je connais à peine, mais en plus celle-ci semble bien déterminée à être la reine des glaces avec moi. Je comprends que cette situation ne l'enchante pas, moi non plus d'ailleurs, mais je ne pense pas que sourire puisse la tuer. Je récupère la théière et l'assortiment de tasses en porcelaine pour les placer sur un grand plateau en argent légèrement patiné et incrusté de feuille d'or. J'aimerais pouvoir leur dire que j'ai sorti la vaisselle la plus jolie de cette maison, mais ce serait cacher qu'en fait nous n'en avons pas d'autre. Je prends quelques secondes pour déserrer les mâchoires, puis me dirige vers le salon en affichant un visage calme et neutre. Je dépose le tout sur la table sans rien renverser puis m'installe pendant que mon père fait à son tour ses salutations. Il fait tout beau, tout propret dans son vêtement du dimanche. Bien rasé, coiffé et parfumé, il ressemble à un sorcier bourgeois au sang-pur habituel. Je suis le seul à savoir qu'il n'était encore qu'une épave même pas digne d'être au rang de moldu, il n'y a pas plus de quinze minutes. Agacé, je n'en montre pourtant rien. Je reporte mon attention sur Elyane qui est assise sur le fauteuil en face du mien. Seule la table basse nous sépare physiquement, mais en fait j'ai plus le sentiment qu'il s'agit d'un mur. Un mur en briques invisible. Enfin, vu comme elle m'ignore royalement, j'imagine que le mur de briques ne doit être invisible que de mon côté. C'est alors que mon père entre en scène, posant sa main sur mon épaule. Je dois me faire violence pour ne pas me dégager brutalement de ce contact et garder le sourire.

« C'est toujours un plaisir de vous revoir, n'est-ce-pas Gabriel ? » Dit-il sur un ton mielleux de politicien.

Je me contente d'un hochement de tête très humble. Chaque fois c'est la même chose, ils se renvoient leurs formules de politesse et leurs courtoisies à la figure alors qu'en vrai ils ne peuvent pas se supporter. C'est typique de l'hypocrisie aristocratique. Pour ne pas voir rouge, je me concentre sur mon hypothétique fiancée. Elle a beau avoir un sale caractère, je devine sur son visage les traits d'une jeune femme douce et souriante. Pourquoi ne l'est-elle plus ? Je me demande bien ce qui peut trotter ainsi dans sa tête pour lui donner un air si triste et si résigné. On dirait un animal qui va à l'abattoir. Malgré cela, je ne peux m'empêcher de la trouver désespéramment belle. Elle dégage une aura forte et fière qui me passionne et me donne envie de la découvrir, comme un pirate qui découvre un trésor. J'ai toujours été fan des mystères à résoudre, des situations épineuses. Je suis d'un naturel joueur et têtu, et j'aime trouver des solutions aux casse-têtes. Que Dieu m'en soit témoin, Elyane Merwood est certainement le plus sublime et le plus complexe des casse-têtes qu'il m'ai été donné de rencontrer. Songeant cela, je me fais la promesse de percer ses secrets et de gagner son affection, même si ce doit être le projet de toute une vie. De toute façon, il semblerait que nous soyons destinés à la passer ensemble, cette vie. Plus à l'aise grâce à cette décision, je me lance dans la discussion.

« Oh mais excusez-moi, j'oublie toute ma galanterie. Lady Merwood, accepteriez-vous de faire quelques pas avec moi dans le jardin ? » Je marque une pause tandis que je me lève et lui tend la main. De toute façon nous n'avons pas le choix, le protocole exige que les futurs mariés passent un moment en tête à tête lors de l'entrevue officielle. Pour la rassurer, j'affiche un sourire amusé. « Ce n'est qu'un petit carré de pelouse vous savez. Vous ne risquez pas de vous perdre en acceptant. »

Calme et patient, je reste ainsi, la main tendue vers elle, attendant qu'elle accepte à contre-coeur. De toute façon, elle n'a pas d'échappatoire. La seule chance qu'elle a de s'éloigner de ses parents qui semblent la mettre hors-d'elle, c'est en m'accompagnant. Elle n'a rien à y perdre, tout à y gagner. Mon père nous observe, la respiration retenue, comme s'il craignait qu'elle refuse.

Je reste là, la main tendue vers ma promise, en sachant très bien qu'elle ne la saisira pas. Elle regarde la paume de ma main avec un mélange de révulsion et d'antipathie qui en dit long sur sa pensée. J'aurais pu m'offusquer de ce refus qui atteint ma fierté, mais je sens que derrière cette colère qui bouillonne en Elyane se cache une raison bien plus obscure et mystérieuse. Curieux par nature, je me donne le devoir de découvrir ce qu'il en est et de l'en libérer si j'en ai néanmoins les pouvoirs. Je reste ainsi parfaitement immobile et mon regard transperce le sien avec un calme parfait. Si son but est de me blesser ou de me dégoûter de ce mariage, c'est raté. En fait, je sens même au fond de mon coeur naître l'ombre d'un sentiment positif. Son caractère est un casse-tête des plus passionnants. Mon père à côté de moi retient son souffle comme s'il craignait que je m'énerve de cette attitude et je braque. C'est là qu'on voit que ce vieux porc ne sait rien de moi. Visiblement déçue de ma réaction et de mon sourire constant - sans compter le regard appuyé et les paroles de ses parents - Elyane finit par saisir ma main et se lever de son fauteuil. Je la détaille alors discrètement avec plus d'attention qu'avant. Elle est vraiment belle, je ne peux pas le nier. Je la dirige jusqu'au jardin sans la presser, gardant en tête ce qu'elle a dit un peu avant. Oh je me doute bien que ce n'était qu'une excuse et qu'elle n'est pas vraiment fatiguée, mais ce que femme demande, femme obtient. Une fois dehors et la porte fermée, elle lâche ma main, laissant mes doigts légèrement frustrés de la douceur de sa peau.

« Je me disais que vous seriez peut être plus à l'aise loin de vos parents. » Dis-je le plus simplement du monde.

Sur la petite terrasse en vieille pierre se tient une table de jardin en bois massif et deux chaises assorties. Je lui présente la seconde et m'installe sur la première. Inutile d'attendre qu'elle s'assied avant moi, de toute façon je ne suis même pas certain qu'elle le fera. Elle a l'air d'être une fille têtue qui aime faire le contraire de ce qu'on lui demande. Fort bien, je ne perturberai pas ses habitudes. Mon but n'est pas de la changer, mais de la découvrir telle qu'elle est réellement. Si je la braque, tout sera perdu.

« Elyane, je comprend votre ressentiment. Vraiment. Si vous ne désirez pas cette union, je trouverai un moyen de l'annuler. Mais sachez que vous ne me découragerez pas de mon envie de mieux vous connaître en vous montrant capricieuse et insultante. » Un sourire malicieux s'étire sur mes lèvres alors que je la regarde en biais.

Oui, j'ai bel et bien compris sa manœuvre. Et son petit tour ne fonctionnera pas avec moi. Elle ne veut pas être patiente ? Fort bien, j'en ai suffisamment pour nous deux. Je n'irais pas jusqu'à dire que j'aime cette fille, mais elle me fascine et j'aimerais pouvoir partager une véritable conversation avec elle, un jour.

Son regard enragé et ses paroles supposées me blesser glissent sur moi sans m'atteindre. Je reconnais en elle une chose : son caractère indomptable est particulièrement attirant. Moi qui ai toujours aimé les défis, j'apprécie sa compagnie piquante. En fait, plus elle cherche à m'éloigner d'elle et plus elle me rapproche. En insistant sur le fait qu'elle n'a pas le choix et qu'elle ne veut pas que j'apprenne à la connaître, elle révèle sans même y penser un détail capital : elle a des secrets. Pour quelle autre raison serait-elle si méfiante ? Je renvois à sa haine un regard posé et tranquille, voire même amusé par la situation. Je n'avais pas prévu de me marier, moi non plus, mais plus les minutes passent et plus je change d'avis sur le sujet. Je souris lorsqu'elle me dit que ma solution n'arrange que moi. A vrai dire c'était plus une suggestion de politesse qu'une véritable proposition. Je n'ai plus envie de rompre ces fiançailles, je trouve la situation actuelle bien trop amusante pour cela. Après, je conçois que m'épouser ne figure pas sur la liste des rêves de la demoiselle, mais entre moi qui la respecte et un lourdaud qui lui fera du mal, je pense que le choix est vite fait. C'est d'une logique sans faille : quand on a droit qu'à de la merde, on choisi celle qui pue le moins. J'ai de quoi lui apporter un foyer loin de ses parents qui semblent l'énerver un tantinet, une chambre à part de la mienne si elle refuse le lit commun et de l'argent pour vivre confortablement. Je n'oublie pas également que cet engagement m'arrange aussi, dans le sens où je pourrais quitter mon gros ivrogne de père pour habiter avec ma femme. C'est une échappatoire parfaite.

« La différence c'est que si vous m'épousez moi, je ne vous imposerai rien. Vous aurez la sécurité, l'argent, l'intimité que vous désirez. Avec un autre, vous n'aurez peut être pas cette chance. » Dis-je calmement.

Le meilleur moyen de répondre à l'agressivité, c'est par la gentillesse et le désintérêt total des tentatives de méchanceté mises en place. A force d'attaquer sans relâche, elle finira bien par se fatiguer. Je ne doute pas que ce soit une fille intelligente, peut être même beaucoup plus intelligente qu'elle ne le laisse paraître. Elle va vite comprendre que mon but n'est pas de l'enfermer dans une cage ou de la dresser comme un chien. Je veux lui offrir la liberté qu'elle demande, lui permettre d'éviter un mariage étouffant en procédant à un mariage faussé.

« Voilà ce que je vous propose. Une fois mariés, je prendrai une maison où vous aurez votre propre chambre. Nous nous rendrons à quelques réceptions en tant que couple pour montrer notre attachement. Je ne vous interdirai nullement d'avoir votre propre travail, vos propres horaires, votre propre vie. Voyez cela comme une collocation. »

J'espère que cette idée la satisfera un minimum. Il sera toujours temps de capturer son coeur plus tard, au fil des années. Le but est de faire croire au monde entier que nous sommes un couple uni et heureux. Le reste, on s'en tape.

Alors que je pense faire du sur-place et n'aboutir à rien, la demoiselle laisse entrevoir une brèche dans sa coquille d'auto-défense. Je n'ose pas imaginer quels lourds secrets elle peut bien avoir à cacher derrière une telle barrière de glace. Je hoche la tête comme toute réponse. En effet, de toute façon je ferai bien comme cela me chante, elle n'a malheureusement pas son mot à dire à ce sujet. C'est justement ce que je veux changer dans sa vie, et elle semble l'avoir compris derrière sa sombre espièglerie. Je la laisse être cynique, si telle est sa manière personnelle d'aborder les sujets fâcheux. Après tout nous avons tous un caractère propre qui nous rend unique. Je n'ai pas l'intention de la changer, mais bien de l'accepter telle qu'elle est. Un petit sourire s'étire sur mes lèvres lorsqu'elle demande combien de temps durera l'entrevue entre mon père et ses parents. Je n'en ai aucune idée. Mon père est du genre expéditif, mais pas lorsque de l'argent est en jeu. Je soupire et penche ma chaise légèrement en arrière pour apercevoir le salon à travers la porte vitrée. Nos parents semblent dans un discussion endiablée, mais l'accord a l'air d'être passé. Je reprends ma place initiale et répond sur un ton détaché bien qu'agréable.

« Cela ne devrait plus tarder. Nous pouvons rentrer si vous avez froid. Vous êtes peu couverte pour la saison. »

Mon regard s'attarde sur ses longs cheveux roux. Au soleil, on dirait qu'ils sont en feu. Je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi joli. Son visage n'est pas mal non plus. Fin, rosé par le froid, avec des lèvres en coeur. Elyane est certes une jeune fille très charmante. Peut être même qu'elle aurait pu me plaire si nous avions eu le temps de nous connaître. J'espère que ça viendra avec le temps. Je me lève sans plus de cérémonie et avance vers la porte. Je l'ouvre et m'écarte du passage pour la laisser passer devant. J'ai de bonnes manières, contrairement à certains.

« Après vous, mademoiselle. » Dis-je sur un ton mi-figue mi-raisin.

A l'intérieur, la chaleur du foyer nous happe complètement. Je ne m'étais pas rendu compte de la fraîcheur de l'air dehors. J'espère que ma fiancée n'aura pas attrapé froid. Nous rejoignons le salon sous le regard enjoué de mon père. Je fronce légèrement les sourcils. Pourquoi est-ce-qu'il sourit comme ça, ce poivrot ? Je n'ose imaginer quelle est la somme colossale d'argent que représente la dot d'Elyane pour le mettre dans un tel état euphorique. Je peints un masque souriant sur mon visage et me tourne vers les parents de ma promise.

« Vous avez une délicieuse enfant, Monsieur et Madame Merwood. Absolument charmante. »

On ne fait jamais trop de compliments sur une femme, de toute façon, alors autant abuser de sa position pour en faire des tonnes. Si je donne bonne impression, les négociations se feront plus naturellement.

Un silence terrible s'installe dans le salon après l'annonce involontaire d'Elyane concernant son incapacité à avoir des enfants. Je suis crispé. Est-elle sérieuse ou est-ce une nouvelle manière d'essayer d'éviter le mariage ? J'avoue ne pas réussir à voir clair dans son petit jeu à chaque fois. Au fond, je m'en fiche un peu qu'elle ne puisse pas enfanter, mais je crains la réaction de mon père. Celle-ci va surtout dépendre de la somme que représente la dot de ma fiancée. Peut être que s'il gagne assez d'argent en ma mariant à la fille des Merwood, il laissera couler le soucis des petits enfants. Je retiens ma respiration, essayant de ne pas me montrer grossier ou vexant. Je ne tiens pas à avoir l'air choqué. Après plusieurs minutes qui me semble durer des heures, mon père fait un sourire aimable et je devine que la partie est gagnée. « Voyons mademoiselle Merwood, je suis un homme qui vit dans son temps. Ceci n'est pas un problème, il existe des solutions de nos jours. Lorsque le moment sera venu, l'adoption sera naturellement envisageable. » Je me crispe à nouveau sans n'en rien montrer. L'idée d'être père ne me met pas à l'aise du tout. Je fais encore mes études, personnellement. Je ne me vois pas avec un petit garçon ou une petite fille accroché à mes chevilles.

Je sens qu'Elyane est perturbée par la réponse de mon père, mais pas tant que ses parents. Les doigts de sa mère sont agrippés autour de sa tasse de thé comme si elle craignait de la laisser tomber sur le tapis. Quand à son père, j'ai du mal à distinguer une expression sur son visage assombri. Nul doute cette fois, peu importe quel secret ma promise cache au fond d'elle, sa famille est tout à fait consciente. Que peut-il y avoir de si horrible pour que la demoiselle ne puisse pas avoir d'enfant ? Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ? Cette énigme me rend à moitié fou. Juste pour l'agacer, je pose ma main sur l'épaule d'Elyane en affichant un sourire rassuré. « Allons, vous voyez, il n'y a pas d'inquiétude à avoir. » Dis-je avec certitude. Cette journée est décidément pleine de rebondissements.