Je ne sais toujours pas si j'ai fait le bon choix. Je suis partagé. A certains moments, je me sens vraiment heureux, je me lève le matin avec motivation et enthousiasme, ravi de m'être donné une chance de mener une vie autre que celle à laquelle je me destinais depuis l'enfance. Et puis, tout change, je songe à la petite ferme familiale des Highlands, je pense à nous, à tout ce que nous aurions pu faire en restant là-bas. Nous aurions mené les mêmes vies simples qui ont toujours été les nôtres, lever au champ du coq pour la traite des vaches, puis la routine que seul permet le travail de la ferme. C'était la solution de sécurité, de facilité, et tout se serait peut-être parfaitement bien passé. Peut-être bien que oui. Mais peut-être que non. Ce nouveau départ est sans doute, au contraire, ce dont nous avons besoin.

Ce travail, il ne m'apporte pas que de la satisfaction. Parce que je m'empêtre dans des difficultés financières et administratives qui n'en finissent plus, qui n'en finiront jamais. Mais en même temps, je crée quelque chose à partir de rien, je vis ce qu'on pourrait appeler le rêve londonien, si une telle chose existe, et c'est assez exaltant.

Surtout, et c'est le plus important dans tout ça, je ne suis pas seul. J'ai l'épouse la plus attentive, la plus impliquée et la plus prévenante que je connaisse. Elle m'aurait suivi contre vents et marées, mais je sais que ce n'est pas forcément la vie qu'elle aurait voulu. Pourtant, elle ne ménage aucun effort, elle fait tout pour me soutenir... Et moi, je veux lui rendre la pareille, sans trop savoir comment.

Quand je rentre du travail, j'ai conscience qu'il est tard, et surtout, je ne suis pas totalement dans mon assiette. Ce midi, j'ai croisé Minerva. Je ne sais pas si je vais réussir à lui cacher ça... Et en même temps, je ne veux pas la troubler inutilement, à quoi bon. Alors je suis plus nerveux que nécessaire.

-Bonsoir, je dis en passant le pas de notre appartement. Désolé de n'arriver que maintenant, j'ai perdu la notion du temps. Je dépose un tendre baiser sur les lèvres d'Elise. Tu vas bien ? Comme s'est passée ta journée ?

La journée a été longue, atrocement longue, pour Elise. La jeune femme avait passé son temps à tourner dans l'appartement comme un poisson dans un bocal. Faire du ménage, arranger un peu la décoration des lieux, ce n'était pas mal, mais ce n'était pas l'idéal non plus... Cela ne suffisait pas à lui faire penser à tout ce qui l'incommodait. Elle ne supportait pas le bruit du trafic, à l'extérieur. Elle avait l'impression d'entendre les conversations de ses voisins comme s'ils partageaient le même toit qu'elle, et quand elle regardait par la fenêtre, elle ne voyait que de la grisaille, et rien d'autre.

C'est vrai, dans les Highlands aussi, il faisait vraiment gris et très souvent, mais ce n'était pas le genre de gris. Il y avait de l'espace, il y avait la nature, il y avait la présence des bêtes, il y avait cet air pur et frais de la campagne... Tout ça lui manquait... Quand Dougal était près d'elle, elle réussissait à faire abstraction, et ça devenait plus facile à vivre, mais le reste du temps... Le reste du temps, la solitude pesait sur elle comme une chape de plomb.

Elle avait le sentiment d'avoir passé la journée à attendre son retour, et il se faisait tard. Même si les clients manquaient à l'appel, Dougal ne ménageait pas ses efforts. C'était une bonne chose, d'accord, mais ça ne faisait pas tout. Elle avait préparé à manger, mais c'était en train de refroidir. Finalement, il passa le pas de la porte.

-Bonsoir. Désolé de n'arriver que maintenant, j'ai perdu la notion du temps. Tu vas bien ? Comme s'est passée ta journée ?

-C'était long, répondit-elle avec un très fin sourire. Elle ne voulait pas l'accabler de reproches, mais elle avait du mal à faire autrement. Moi j'ai vu le temps passer... Elle marqua une pause. J'ai préparé le dîner, mais il risque fort d'être froid. Elle grimaça légèrement. Et cette journée de travail, alors ? Tu as réussi à dégoter de nouveaux clients ?

Elle ne posait pas la question avec indifférence. Elle était vraiment intéressée par les affaires de son époux, et elle espérait de tout coeur que les affaires, bientôt, seraient florissantes, que l'inquiétude légitime des premiers instants laisserait place à un sentiment très différent.

Je le sens, je l'entends au ton de sa voix, Elise est contrariée. Est-ce que je lui en veux de l'être ? Pas vraiment. Je sais que cette situation est difficile pour elle et qu'elle subit beaucoup dans l'unique intention de faire mon bonheur à moi. Si ça ne tenait qu'à elle, nous n'aurions jamais déménagé, et j'appréhende chaque jour qu'elle le regrette finalement trop et décide qu'elle en a assez, qu'elle a suffisamment donné, que tout doit s'arrêter là. On n'en est pas là, bien sûr, mais je culpabilise forcément toujours un peu de la laisser seule. Et aujourd'hui, c'est encore pire, parce que l'origine de ma culpabilité est encore plus insidieuse que cela. Mais je ne dois rien en dire. Ou surtout, je ne veux rien en dire... Ce qui est pire, bien sûr.

-Froid ou pas, je suis sûr que ce sera délicieux, ça sent rudement bon, je dis pour la rassurer avant de déposer un baiser apaisant au creux de son cou.

Elle me fait comprendre, de bien des manières, que j'ai trop tardé à rentrer et qu'elle a trouvé le temps long... Le coup du dîner qui a fini par refroidir, c'est une attaque à peine indirecte, mais là encore, j'encaisse les reproches déguisés sans lui en vouloir. Je la connais, je sais qu'elle ne m'en veut pas réellement. Elle doit simplement faire face à ses propres insécurités, que je sais assez nombreuses, l'air de rien. Et qu'elle a toujours un peu plus de mal à cacher quand je ne suis pas dans le coin, même si c'est quand elle se retrouve seule avec elle-même.

-J'ai fait pas mal de démarchage, mais c'est pas encore la panacée, j'admets, un peu défaitiste. Ceci dit, j'ai décroché quelques rendez-vous, si je ne me mélange pas les pinceaux le moment venu, ça devrait le faire, j'ajoute avec un fin sourire.

Je laisse passer un moment de silence. Je songe que c'est le moment idéal pour parler de tout ce qui me préoccupe. Et si je l'interrogeais sur sa journée ? Et si je faisais comme si je n'avais pas croisé la route de Minerva ? Et si je prétendais que tout va bien dans le meilleur des mondes ? Mais le mensonge ne mène jamais nulle part, je le sais bien. Avec Elise, je ne veux pas sombrer dans cet écueil.

-J'ai hum... j'ai fait une rencontre surprenante, aussi, aujourd'hui. J'ai... Je baisse les yeux. ... croisé Minerva.

Comme ça, c'est dit.

-Froid ou pas, je suis sûr que ce sera délicieux, ça sent rudement bon.

Elise sourit, apprécia le compliment. Elle passait peut-être pour la ménagère par excellence mais ça lui était bien égal, en réalité, elle aimait être une ménagère. Elle était débrouillarde, elle savait travailler, elle avait été suffisamment mise à profit à la ferme par ses parents pour savoir s'y prendre, et elle était aussi bien capable de traire une vache que de dresser un bilan comptable. Mais être aux petits soins pour son époux, veiller à ce qu'il ne manque de rien, lui préparer un bon repas après une journée harassante, pour elle c'était normal, c'était naturel. C'est ce que faisait sa mère avant elle, sa grand-mère avant sa mère... et on attendait cela d'elle, après tout. Malgré tout, elle doutait fort de briller par ses qualités de femme au foyer et maîtresse de maison avec un repas qui avait eu le temps de trop cuire puis de refroidir.

-J'ai fait pas mal de démarchage, mais c'est pas encore la panacée. Ceci dit, j'ai décroché quelques rendez-vous, si je ne me mélange pas les pinceaux le moment venu, ça devrait le faire.

-Quels rendez-vous ? Je pourrais peut-être t'aider à les préparer ? suggéra d'office Elise, beaucoup trop heureuse de pouvoir enfin servir à quelque chose.

Elle buvait les paroles de son mari, et pour elle, il ne faisait aucun doute qu'en laissant le temps au temps, leur entreprise rencontrerait tout le souci qu'elle méritait. Il ne pouvait pas s'installer dans la capitale et s'attendre à ce que le succès et la fortune leur tendent les bras aussitôt, non... il fallait faire preuve d'abnégation et de persévérance. Et ils en étaient plus que capables, aussi bien l'un que l'autre. Ils avaient le plus important : là pour se soutenir mutuellement, quelles montagnes ne pourraient-ils pas soulever ?

-J'ai hum... j'ai fait une rencontre surprenante, aussi, aujourd'hui. J'ai... ... croisé Minerva.

Aussitôt, à l'évocation de Minerva, le sourire d'Elise se figea, puis déserta définitivement son visage. Elle ne s'était pas attendue à entendre parler d'elle, et surtout, elle n'avait aucune envie d'en entendre parler. A l'idée que Dougal ait pu retrouver son grand amour perdu, elle était plus que sur la réserve, sur ses gardes, elle craignait le pire. L'embarras de Dougal en disait long sur la question.

-Qu'est-ce qu'elle fiche à Londres ? Vous vous êtes dit quoi ?

Je veux répondre à Elise en détails au sujet des quelques rendez-vous que j'ai réussi à décrocher, et je me dis que j'aurais mieux fait, d'ailleurs, de me contenter de ce sujet de conversation-là, mais la suite de la discussion me rattrape et éclipse ce sujet précis. Pourtant, je ne veux pas négliger sa proposition. J'estime que j'ai besoin de son aide. Je sais qu'elle est plus ordonnée, plus terre à terre que moi, et dans le monde de l'entreprise, c'est le moins négligeable des atouts. Bénéficier de ses conseils et de ses lumières sera vraiment un plus, mais si je parle travail maintenant, je donnerais l'impression de noyer le poisson.

Et ce ne sera pas totalement faux, car ce qui suit n'a rien d'une partie de plaisir, ni pour elle ni pour moi. On se serait bien épargnés de parler de ça, mais si j'avais tu cette discussion et qu'elle l'avait découvert autrement, je me le serais éternellement reproché... Parmi mes nombreux voeux de mariage, je lui ai fait la promesse d'être toujours honnête avec elle, et c'est une promesse que j'ai bel et bien l'intention de respecter. Même si ça doit m'en coûter en ce moment précis.

La réaction d'Elise ne se fait pas attendre, et je sens que j'ai de bonnes chances d'en prendre pour mon grade. Son visage se ferme, sa mine devient sévère, et je la sens au bord de l'implosion. Sa réaction reste très calme, mais je la connais, je sais qu'au fond d'elle, elle bouillonne, et je peux difficilement lui en faire le reproche. J'aimerais dire que sa hargne et sa jalousie sont infondés, mais ce serait mentir. Je veux le croire, je veux lui donner les meilleures raisons de ne pas douter de moi... mais j'ai douté de moi-même quand je l'ai revue... Et à ce moment-là, je crois que j'aurais été capable d'abandonner Elise si Minerva me l'avait demandé. Je n'en suis vraiment pas fier, mais ça reste le cas, et je sais que ça continuera sans doute d'être le cas.

-Pas grand-chose. Là, je mens un peu, mais je n'ai pas envie de la blesser inutilement. Elle habitait à Londres il n'y a pas longtemps, elle allait retrouver d'anciens amis. C'était un pur hasard.

-Pas grand-chose. Elle habitait à Londres il n'y a pas longtemps, elle allait retrouver d'anciens amis. C'était un pur hasard.

Les détails sur la vie de Minerva l'intéressaient bien peu, en revanche, elle n'arrivait pas à se satisfaire de ce "pas grand-chose". Elle le connaissait, elle pensait le connaître par coeur, et elle sentait bien qu'il était embarrassé, qu'il lui dissimulait quelque chose. Enfin, elle le sentait, ce n'est pas pour autant que c'était la vérité, bien sûr, même, ce pouvait être complètement faux... mais elle était inquiète, elle avait une mauvaise intuition, et elle ne pensait pas qu'elle soit fondée totalement sur du vide.

Elle connaissait Dougal depuis bitet transparent envers elle depuis le début de leur relation. Il ne lui avait pas caché son coeur brisé, il avait mis ses blessures à nu devant elle... c'était même une chose qui l'avait émue et séduite à l'époque, cette transparence d'émotions, cette fragilité... Contrairement à tant d'hommes qui décideraient de ne montrer aucune de leurs émotions, il était toujours très ouvert à son ressenti. C'était simple à assumer quand Minerva était loin. Là, tout ce qu'elle savait de ses émotions brutes, de ses sentiments profonds pour son ex, remontait à la surface. Elle luttait contre cette pensée, mais elle savait. Elle n'était pas la femme de la vie de Dougal, cette femme, c'était Minerva. C'était une pensée douloureuse mais acceptable tant que Minerva n'était qu'une sorte de mythe désincarné, un fantôme de leur passé destiné à se dissiper de leurs esprits. Mais là, elle était beaucoup, beaucoup trop réelle.

-Et c'est tout ? Vous ne vous êtes rien dit de plus ? demanda Elise, toujours sur la défensive.

Elle n'aimait pas être comme ça, mais on touchait à un sujet qui la concernait de trop près, et elle ne retrouverait pas sa tranquillité d'esprit tant que son mari ne lui aurait pas tout dit. Et même après qu'il lui ait tout dit ? Elle avait envie de penser qu'elle serait capable d'encaisser, la vérité c'est qu'elle n'en savait vraiment pas grand-chose, c'était impossible pour elle de réellement concevoir ce qu'elle allait éprouver après ça. Tout dépendrait de sa réponse, en fait, et aussi bien sûr de l'honnêteté de cette même réponse.

La tentation de mentir n'a jamais été plus grande qu'en cet instant. Je ne veux pas avoir de secret pour Elise, c'est pour cette raison que je lui ai appris avoir revu celle qui était ma fiancée, mais je ne veux pas la blesser inutilement, et je sens que c'est ce qui va arriver. Lui apprendre ce que nous nous sommes dit, ça va forcément lui faire du mal, c'est évident. Et du mal pour rien. Je sais qu'elle est jalouse et je comprends qu'elle le soit, mais elle n'a pas à l'être, du moins... elle n'a pas à être inquiète, surtout.

Minerva est mon passé, un passé que l'on ne refera pas, et sur lequel il nous faut tirer un trait. Et Elise, quant à elle, est mon avenir. De même que mon présent. Peu importe ce que j'ai pu ressentir ou ce que je ressens encore. C'est avec elle que je suis, et c'est avec elle que je veux m'accomplir, fonder une famille, devenir qui j'aurais toujours dû être. Et ça ne changera pas. Le moindre détail de ma conversation avec Minerva peut tout remettre en question, pourtant, Minerva ne représente pas de concurrence concrète. Ce qui a été ne peut plus être, ne sera plus. Alors pourquoi tout lui dire ? Pourquoi lui faire du mal.

Et en même temps, je ne tolère pas le mensonge. Notre relation s'est fondée, depuis le début, sur la plus totale sincérité. Nous nous sommes tout dit, même les secrets que nous aurions préféré garder pour nous. Nous avions considéré que ce devait être la base sine qua non de notre union, le socle sur lequel notre relation reposerait toujours. Alors même si elle ne va pas aimer l'entendre, je prends le risque de le lui dire quand même. Elle ne va pas aimer l'entendre, mais je pourrai la rassurer, lui faire comprendre que ce n'était qu'une étape, une clôture, pour pouvoir passer à autre chose. Une étape qui n'a rie de simple, pas plus pour moi que pour Lise ou encore Minerva. Mais il le fallait. C'était important.

-Non... On... On a pris un verre ensemble. Je voulais juste... avoir les réponses à certaines de mes questions. Mais il ne s'est rien passé, je te le promets.

Il y a de bonnes chances pour qu'elle m'en veuille, mais tant pis, je prends le risque.

-Non... On... On a pris un verre ensemble. Je voulais juste... avoir les réponses à certaines de mes questions. Mais il ne s'est rien passé, je te le promets.

Elise ne put s'empêcher d'adresser à son époux un regard légèrement sceptique. Elle ne demandait qu'à le croire sur parole, vraiment, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Pourtant, elle connaissait Dougal, elle savait qu'il était honnête, et surtout qu'il n'était pas de ces hommes qui vont voir ailleurs. S'il devait vraiment la trahir et trahir leurs voeux de mariage, elle était certaine qu'il le lui dirait dans le blanc des yeux. Oui, ça lui ferait du mal - ça leur ferait du mal à tous les deux, mais ils s'étaient tout dit, et ça ne changerait jamais.

Ce qui l'en convainquait d'autant plus, c'est que Dougal lui avait parlé très ouvertement de Minerva. Ce n'était pas une conversation qui avait été très agréable pour Elise, mais elle ne pouvait certainement pas reprocher à son mari de manquer de transparence. Elle avait voulu tout savoir de sa vie, et il lui en avait tout dit, alors quand il la regardait dans le blanc des yeux et lui promettait qu'il ne s'était rien passé, elle savait qu'elle devait le croire. Mais savoir une telle chose ne rendait pas cette chose forcément plus simple.

Car le simple fait qu'il lui promette qu'il ne s'était rien passé suggérait qu'il aurait pu se passer quelque chose. Et elle ne pouvait pas être aveugle à cela. Elle pourrait tout tenter, faire des pieds et des mains pour cela, elle ne pouvait pas non plus se mettre des oeillères et prétendre ne rien savoir.

-Et tu les as eues ? Les réponses à tes questions ? demanda-t-elle un peu trop froidement.

Dans le fond, elle pouvait comprendre, il était normal que Dougal puisse avoir ce besoin de clôture, cette nécessité de mettre un terme définitif à une histoire qui s'était achevée sans qu'il le voie venir et sans son consentement. Et elle espérait vraiment qu'il ait eu les réponses à ses questions. Surtout, elle espérait vraiment que les choses s'arrêteraient là, qu'avec cette conversation, il n'en parlerait plus.

Elle avait aussi envie de lui demander quelle était la nature des questions qu'il avait à poser à Minerva, mais elle n'osait pas. Elle se doutait que ça avait de bonnes chances de lui faire encore plus de mal.

En la présence d'Elise, j'ai réellement l'impression de subir le plus agressif des interrogatoires. Je n'aime pas sa froideur, je n'aime pas le ton qu'elle emploie. Est-ce que je peux pour autant le lui reprocher ? Non, je ne peux évidemment pas le lui reprocher... c'est normal qu'elle réagisse ainsi. Ce qui me touche, au fond, ce n'est pas vraiment son comportement envers moi, ce qui me touche, c'est d'en être la cause. Elle a les nerfs à vifs par ma faute, elle se sent mal à cause de moi, et je ne peux pas prétendre qu'elle n'a aucune raison de s'inquiéter, qu'elle fait tout un cirque de pas grand-chose et qu'elle devrait me faire confiance.

Comment est-ce qu'elle pourrait vraiment me faire confiance alors que moi-même je n'ai vraiment aucune confiance en moi-même. Je ne sais pas ce qui aurait pu se passer si, par exemple, Minerva était bel et bien revenue à Londres dans l'espoir de me reconquérir et si notre rencontre ne s'était pas faite par hasard. Est-ce que j'aurais été capable de tout abandonner, y compris mon mariage, pour elle ? Cette idée me révolte.

Je n'ai pas envie de croire que ce puisse être vrai. Je ne le veux surtout pas, parce que je n'ai pas envie de remettre en question les fondations de toute ma vie. Mais je ne peux pas non plus faire semblant ou encore prétendre que c'est impossible. J'ai eu un moment d'hésitation, de remise en question. Et au fond, je sais qu'Elise ne sera jamais... que seconde ? Je me sens si cruel de le penser ! Encore plus cruel quand je sais, pertinemment, qu'Elise elle-même en a conscience. Elle n'est pas stupide, elle n'est pas dupe, elle sait pertinemment à quoi elle s'en tient. J'ai voulu que notre relation se fonde sur une honnêteté totale. Et c'est le cas. Nous sommes sincères l'un envers l'autre. C'est important, la sincérité. Mais dans ces moment-là, ça fait mal, aussi.

-Pas vraiment..., je choisis de répondre honnêtement quand Elise me demande si j'ai obtenu les réponses à mes questions.

J'aimerais dire que mes doutes et mes incertitudes se sont fait la malle à partir du moment où j'ai mis cartes sur table avec elle. Mais il n'en est rien. Je me demande, en fait, si je n'ai pas encore plus de questions à l'esprit qu'avant.

-Je crois que cette conversation n'a servi à rien.

Je sais que ça ne va pas la rassurer. Mais je préfère dire les choses comme elles sont plutôt que d'ajouter de la malhonnêteté à tout le reste.

-Pas vraiment...

Cette réponse était absolument douloureuse à entendre pour Elise. Ce n'était pas entièrement une surprise, mais elle aurait voulu que son mari soit capable de lui donner une réponse sûre, certaine, catégorique, qui ne prêterait pas à confusion. Il aurait fallu que cette rencontre serve au moins à cela. A mettre les points sur les i et les barres sur les t.

Mais non, rien de tout cela. Il restait sans doute aussi confus au sujet de Minerva qu'il ne l'était depuis leur séparation, à cette différence près qu'il l'avait revue, ce qui signifiait par conséquent qu'il avait en plus eu l'occasion de retrouver ses sentiments perdus. Elise sentait son coeur brisé. Pourtant Dougal n'avait rien fait, et ne ferait sans doute rien. Elle l'aimait, elle avait foi dans sa fidélité. Mais elle craignait terriblement de le rendre malheureux. Elle avait constamment ce sentiment de concurrence, cette pression écrasante, cette crainte de ne pas être à la hauteur.

Et cette simple rencontre, qui peut-être n'avait duré que quelques minutes qui sait, mais qui avait bel et bien été marquante pour Dougal, pouvait bel et bien tout remettre en question. C'était une pensée qui lui faisait honnêtement très peur. Et ce qui était encore plus terrifiant à ses yeux, c'est qu'elle ne pouvait absolument rien y faire. Elle ne pouvait que subir cette situation sans espérer l'impacter.

-Je crois que cette conversation n'a servi à rien.

Elise se mordilla la lèvre inférieure. C'était tout ce qu'elle n'avait pas eu envie d'entendre, mais d'un autre côté, au moins, cela prouvait l'inconsistance de Minerva. Elle n'avait jamais été fiable, elle donnait juste l'impression de l'être. C'était une chose qu'Elise avait toujours pensé d'elle, et elle estimait que cette situation spécifique en donnait la preuve par A plus B. Elle espérait juste que Dougal était assez lucide pour être capable d'en tirer les mêmes conclusions qu'elle.

-Tu... Qu'est-ce que tu as pensé, en la revoyant ? Tu as eu des regrets ? Qu'est-ce qui se serait passé si elle t'avait dit qu'elle regrettait ?

Elle posait les questions directement sans avoir envie d'entendre des réponses à ce point directes de son côté. Mais il fallait ce qu'il fallait. S'ils ne pouvaient pas se parler franchement, surtout à ce sujet précis, alors ça ne servait à rien. Ce n'était pas agréable du tout, elle n'irait pas prétendre l'inverse. Mais en revanche c'était une nécessité.

Je sens que ma réponse lui a fait du mal, et je m'en veux terriblement pour cela. Faire souffrir Elise est la dernière chose que je puisse vouloir, mais je ne sais pas comment me montrer honnête envers elle et ne pas l'atteindre, au moins un peu. Pourtant, elle n'a rien à se reprocher, c'est même tout l'inverse... Elle ne mérite pas que les circonstances la mettent en concurrence (déloyale) avec une femme qui certes fait partie de mon passé mais ne désertera jamais totalement mes pensées au présent. J'aurais voulu que ce soit le cas, mais je ne me leurre plus sur cette question. Je sais, maintenant, ce qu'il en est. Et je ne sais pas comment le verbaliser sans lui faire du mal.

Pour le reste, rien n'a changé. Pour rien au monde je ne trahirais mes voeux envers Elise. Je l'aime... d'une autre manière, mais je l'aime malgré tout, sincèrement, profondément. C'est avec elle que je passerai le reste de ma vie, c'est avec elle que je fonderai une famille, je sais déjà tout ça, je m'y suis engagé dès l'instant où je lui ai dit "oui" devant l'autel. Alors les questions d'Elise m'atteignent en plein coeur. Elles m'obligent à prendre la mesure de ce qu'elle ressent en cet instant, la pleine mesure de son trouble et de ses insécurités.

Je voudrais qu'elle ne soit qu'heureuse et confiante à mes côtés. Je m'y étais engagé, pour la vie. En peu de temps, j'ai pris la mesure d'une multitude d'échecs, mais celui-là est vraiment dur à encaisser. Je peux encore me rattraper, je le sais bien, il faut juste que je me remette les idées en place, ça ne devrait pas être difficile, mais je m'en veux de rendre la chose si compliquée. Et ses questions me brisent vraiment le coeur. Moins que le sien ne l'est, sûrement. Par ma faute.

-Elise... Je me rapproche d'elle et prends ses mains dans les miennes avec toute la douceur du monde, toute celle qu'elle m'inspire et m'inspirera toujours. Je serais revenu vers toi. Quoi qu'il puisse arriver, je reviendrais toujours vers toi. Elle c'est... mon passé. Et c'est un passé compliqué, mais quand je pense au présent, ou à l'avenir, je ne vois que toi. J'ose un fin sourire. Tu me crois, n'est-ce pas ?

-Elise...

Dougal prit sa main dans la sienne. Elise fut tentée de dégager ses doigts avant qu'il ne les entrelace, un geste qui ne lui ressemblait pas du tout, et qui ne lui serait jamais venu à l'esprit avant. Elle ne voulait pas se faire avoir, se laisser abuser par sa douceur, par sa gentillesse naturelles. Elle entrevoyait certains pièges, et elle ne voulait surtout pas commettre l'erreur d'y tomber.

Pourtant, Dougal n'était pas un manipulateur, il ne jouerait pas de leurs gestes les plus affectueux pour la rassurer et taire ses doutes sans s'en justifier. Il voulait simplement qu'elle se sente mieux, et elle devait se détendre. Leurs mains jointes l'aidaient un peu. Pas suffisamment malgré tout. Elle ne savait vraiment pas comment dépasser son inconfort total.

- Je serais revenu vers toi. Quoi qu'il puisse arriver, je reviendrais toujours vers toi. Elle c'est... mon passé. Et c'est un passé compliqué, mais quand je pense au présent, ou à l'avenir, je ne vois que toi.

Dougal n'était pas un grand loquace, ni un beau parleur, et ces mots qu'il lui adressait n'en avaient que d'autant plus de valeur. Il pesait ses mots, ils avaient exactement la valeur nécessaire. Elle ne pouvait pas le remettre en question, elle ne voulait pas le remettre en question. S'il était capable de lui mentir sur un sujet à ce point sensible et important, elle n'aurait plus jamais confiance en quoi que ce soit ni en qui que ce soit.

Elle allait encore avoir ses doutes, mais elle décidait de les mettre en sourdine. Elle devait accepter que le passé n'était pas une croix que l'on marquait, mais une page que l'on tournait. Et même si on lisait les pages suivantes, on ne pouvait pas faire abstraction des pages précédentes. C'était ce qui donnait à l'histoire sa valeur et sa continuité. Après tout, s'il n'y avait pas eu toutes ces histoires avec Minerva, qui sait si eux-mêmes se seraient trouvés. Il fallait sans doute cette première déchirure sentimentale pour qu'elle soit là, présente, pour panser ses blessures.

Tu me crois, n'est-ce pas ?

Elise laissa passer un moment, serra plus fort la main de Dougal dans la sienne, puis glissa sa main vacante sur sa joue avant de déposer ses lèvres sur les siennes.

-Oui, je te crois, répondit-elle en plantant son regard dans le sien, à la fin de leur baiser.

Elle laisse passer un temps de silence que je trouve insupportable avant de me répondre, si bien que je me demande si sa réponse, si elle doit être positive, sera vraiment sincère. Voir qu'elle est capable de remettre en cause jusqu'aux fondamentaux de notre relation à cause de mon comportement, de ce passé que revient à la surface, cela m'affecte, je suis incapable de le nier. Je voudrais prétendre que je l'appréhende sereinement, ce n'est pas le cas.

La confiance et le respect mutuel ont fait partie de nos voeux de mariage, et nous nous sommes engagés sur l'honneur à les respecter. Rien au monde ne devait ni ne devrait jamais remettre cela en question, et voilà que Minerva fait son grand retour dans ma vie. Un retour fugace, bien sûr, et je veux croire que cette conversation que nous avons eue sera effectivement la dernière, qu'il n'y en aura pas d'autres, mais je ne peux pas complètement oublier ou nier le fait qu'elle m'affecte quoi qu'il en soit. Et c'est encore pire quand je vois à quel point Elise est affectée, elle aussi.

Je me dis que je n'aurais pas dû lui en parler, et en même temps, je sais très bien que ne pas parler aurait été pire, bien pire. J'ai fait ce qu'il fallait. Il était nécessaire que je lui parle, et je l'ai fait. Mais c'est si compliqué d'en gérer les conséquences. J'y ai pensé, en chemin pour chez moi, à la manière dont elle pourrait éventuellement réagir, mais je n'arrivais pas à me mettre dans sa tête, moi qui pourtant voudrais prétendre la connaître mieux que personne.

Le silence est presque insoutenable, mais quand elle me répond finalement qu'elle me croit, je crois que cette attente insoutenable en valait la peine, car je ne suis que capable de la croire. Peut-être qu'elle ment, pourtant, mais je suis incapable de me l'imaginer. Non, elle ne ment pas. Elle a pris le temps d'y réfléchir, longuement, posément, mais elle ne me ment pas. Je sais qu'en fait, elle ne me mentira jamais, et je me sens presque stupide d'avoir osé en douter, même quelques courts instants.

Elle dépose ses lèvres sur les miennes, je ferme les yeux et la rapproche de moi, je m'imprègne du goût de ses lèvres et j'occulte absolument tout le reste.

-Je t'aime, lui dis-je, en déposant mon souffle sur ses lèvres. Je l'ai dit cent fois, et je le pense toujours autant. Mais cette fois, j'y donne un sens différent, plus profond. Pour moi, il est plus que jamais nécessaire qu'elle le croie et n'ait pas le moindre doute à ce sujet. Et si on savourait ce dîner, maintenant ? je propose, pas pour couper court à la conversation mais au contraire la prolonger de manière plus douce et plus sereine, à présent.