Imaginez-vous vivre pendant les deux tiers de votre vie dans le mensonge, dans une réalité altérée que vous auriez vous-même construite. Vous avez l’idée ? Bien, voici Grace Irving, fille d’Annie et Nicholas Irving, deux Écossais somme toute classiques. Alors que sa fille venait de naître, Nicholas a combattu pendant la Première Guerre mondiale, tandis qu’Annie travaillait dans une usine - il fallait bien nourrir sa nouvelle née et participer à l’effort de guerre. De celle-ci, la famille Irving n’aura retenu qu’une seule chose : l’infirmité de Nicholas, qui ne serait plus jamais capable de travailler pleinement, comme il le faisait avant. Alors Annie a continué à travailler, dans une usine de textiles. Annie a mis au monde un deuxième enfant quelques mois après la signature de l’Armistice. La famille ne roulait clairement pas sur l’or, plutôt sur les silex, mais Grace grandit petit à petit. C’était une enfant bavarde et qui chantait beaucoup, la plupart du temps de manière approximative, reprenant ce que son père fredonnait à la maison.

Pour Grace, la situation a commencé à se corser le jour de ses 11 ans. Qu’est-ce que c’était que cette bêtise ? Elle avait lu la lettre, incrédule, n’étant pas sûre de comprendre tous les mots. Ses parents l’avaient lue également et doutaient de leurs capacités à comprendre leur propre langue tant ils ne savaient que faire de cette information. Dans le train qui l’emmenait à Poudlard, Grace avait l’impression de rêver. Elle ne parvenait pas à concevoir ce qui était en train de se passer. Et d’ailleurs, elle ne comprenait pas grand-chose aux discussions autour d’elle. Quelque chose clochait, elle le sentait. Ils parlaient tous de leur famille, comme si tout le monde était passé par là avant eux. C’est à ce moment précis que Grace se dit qu’il ne fallait pas qu’elle s’épande sur sa famille. C’était décidé : ses parents aussi étaient des sorciers.  

Elle ne s’arrêta pas là. Au fur et à mesure qu’elle grandissait, son mensonge s’étoffait, et donnait lieu à de nouveaux mensonges adjuvants. Elle ne se perdait pas dans ce qu’elle racontait, elle prenait la réalité pour base en la modifiant un peu, lorsqu’elle n’avait d’autre choix. La plupart du temps, Grace évitait de parler d’elle-même de ses origines Moldues : elle n’évoquait sa famille – la fausse, évidemment – que lorsqu’elle n’avait pas le choix, et restait très évasive. Plus le temps passait, plus ses retours dans le monde Moldu lui paraissaient singuliers : elle avait développé deux histoires parallèles, qui n’étaient pas compatibles et dans lesquelles elle pataugeait. Elle évitait surtout de se poser trop de questions.

Sa scolarité terminée et peu d’ASPIC en poche, elle retourna chez ses parents les moldus pendant quelques mois, le temps de trouver un travail chez les sorciers. Ses résultats ne lui permettaient pas d’accéder à des carrières prestigieuses telles que briseuse de sorts, médicomage ou juge. Elle se fit embaucher en qualité de serveuse sur le Chemin de Traverse. Elle voulait de l’argent, plus que ça : ce n’était pas assez. Elle ne voulait pas vivre dans la pauvreté comme ses parents et son frère. Ainsi, elle commença à se produire dans des bars moldus, d’abord avec des chansons populaires, avant de se spécialiser dans un répertoire plus lyrique. Là, elle fut embauchée par des restaurants qui souhaitaient une touche musicale de bon goût. Elle jongle entre ces carrières dans les deux mondes pendant plusieurs années, avant d’arrêter de travailler chez les Moldus, petit à petit.  

Mais elle voulait bien plus que cela. Par un heureux concours de circonstances, Grace débuta sa carrière chez les Sorciers avec un concert pour l’inauguration d’un nouveau restaurant haut-de-gamme. Elle avait goûté une bouchée de la luxure qu’elle convoitait maintenant entièrement. À force de persévérance et de fréquentations  elle avait fini par s’approprier des habitudes et des manières qui n’étaient pas les siennes. Il fallait dire qu’elle était passée maître dans l’art des apparences et des fausses informations. Ses parents ne l’auraient vraisemblablement jamais reconnue, à se mouvoir ainsi, avec tant d’aisance et de naturel parmi la tranche supérieure de la société sorcière. Elle était parvenue, grâce à sa détermination et, il fallait bien l'avouer, à des battements de cils et sourires enjôleurs, à se faire une place de choix dans un monde qui n’y aurait jamais vu une fille comme elle.

Elle n’était pas honnête et ne l’avait jamais été. La situation était maintenant trop avancée pour qu’elle revienne en arrière, et, à bien y réfléchir, elle pourrait certainement y trouver des avantages certains. Après tout, elle était amenée à fréquenter et observer toutes sortes de personnes, au vu de ceux pour qui elle travaillait – des restaurants, ou des gens qui avaient suffisamment d’argent à dépenser pour juger utile d’employer quelqu’un pour chanter lors d’une réception qu’ils organisaient. Elle trouverait bien quoi faire de ces informations récoltées précieusement un peu partout.