Lindsay savait qu'il était trop tôt, mais elle ne regrettait pas son choix. Oui, elle s'en voulait de devoir laisser Gabriel à ses parents si régulièrement (et elle savait qu'elle aurait pu confier certains de ces moments de garde à James, mais elle était pour l'instant encore incapable de lui confier de telles responsabilités), mais elle pensait tout de même que c'était la meilleure chose à faire en fin de compte.

Elle avait eu besoin de reprendre son travail chez Honeydukes. Elle avait besoin de s'activer, elle avait besoin d'un job pour lui occuper l'esprit. Cela pouvait sembler étonnant, et elle s'attendait à ce qu'on la qualifie de mauvaise mère, à décider de ne pas s'occuper de son fils à temps plein, mais elle ne se voyait pas faire autrement... Elle aimait Gabriel, et il était sa priorité, mais elle avait besoin de faire autre chose, et elle pensait que c'était bénéfique à lui aussi, pour qu'il n'ait pas à subir sa tristesse ou sa mélancolie. En travaillant, elle se donnait un rythme, une structure, et ça lui faisait du bien.

Qui plus est, elle avait besoin de revenus. L'héritage de son époux lui garantissait une grande stabilité financière, mais elle ne voulait pas en dépendre complètement, et elle ne voulait surtout pas se laisser dépendre d'un nouvel homme. Pas de troisième mariage pour Lindsay, elle choisissait de lever la malédiction. Elle devait apprendre à vivre pour elle-même, et afin d'avoir la vie la plus équilibrée possible, si c'était vraiment possible, sans Christian.

Elle venait de dire au revoir à ses collègues. Elle travaillait désormais tous les matins, et allait récupérer Gabriel en début d'après-midi. Elle avait deux petites heures devant elle avant de retrouver son fils, et elle avait choisi de mettre ce temps à profit en proposant à Ignatius de déjeuner avec elle.

Dernièrement, elle avait conscience de se reposer beaucoup sur lui. Elle avait le sentiment qu'il avait été le seul à valider sa relation avec Christian, et dans tous les cas, il était la personne la plus importante à ses yeux en dehors de son fils, alors elle avait tendance à vouloir se l'accaparer. Ce n'était sans doute pas très juste, car si Lindsay avait à présent tout le temps du monde à lui consacrer, Ignatius, lui, en avait forcément moins, puisqu'il avait une femme dans sa vie. Mais elle voulait égoïstement passer en priorité quand même.

Elle rejoignit son meilleur ami aux Trois-Balais, qui l'attendait déjà, à l'heure du rendez-vous.

"Salut, je t'ai pas fait attendre au moins ? Tu vas bien ?"

« Non, pas du tout. »

Ignatius se leva et la prit dans ses bras. Lindsay profita de cette étreinte, un fin sourire aux lèvres. Ressentir tout le soutien et toute l'affetion de son meilleur ami, en cet instant, lui faisait réellement le plus grand bien. Il en faudrait plus pour guérir son coeur blessé, pour dépasser les différentes étapes du deuil, mais elle se sentait entourée et aidée, et c'était déjà une chose qui la rassurait et qui lui allait droit au coeur.

Elle savait qu'Ignatius ne lui reprocherait ni son retard, ni quoi que ce soit en réalité. Il ne lui reprochait jamais rien en réalité, et elle avait plus que jamais besoin de lui dans ses sombres circonstances. S'il n'était pas là, elle ne savait pas comment elle se remettrait de l'absence douloureuse de Christian.

« Je vais bien. Et toi comment tu vas ? »

Elle entendait le souci dans sa voix, et elle n'avait aucune envie de l'inquiéter plus que nécessaire, mais elle n'avait pas envie de lui mentir non plus. En même temps, comment pourrait-il vraiment croire qu'elle allait bien alors qu'elle était, en réalité, au bord du gouffre. Non, elle n'allait pas bien, forcément qu'elle n'allait pas bien. Elle n'avait jamais été aussi mal.

Elle ne voulait pas plomber l'ambiance, elle tenait au contraire à ce qu'ils passent un moment heureux et convivial, mais si elle ne faisait que prétendre, elle manquerait d'honnêteté envers son meilleur ami, et c'était, bien sûr, la dernière chose qu'elle voulait.

"Je... Pour ne pas te mentir, pas très bien, mais... Je tiens le coup." Elle esquissa un pâle sourire. "Il y a des hauts et des bas, mais Gabriel m'aide beaucoup à tenir le coup, même si j'ai parfois l'impression de ne pas... enfin, que je pourrais être une meilleure mère pour lui."

Avoir repris le travail, avoir du mal à contenir ses émotions en sa présence... Gabriel ressentait sa douleur et son désemparement, et Lindsay avait vraiment peur que ce soit nocif pour son fils. Malheureusement, elle ne savait pas comment faire autrement. Elle ne savait pas juste... surmonter l'épreuve, garder la face. Elle n'était peut-être pas assez forte et courageuse pour cela. Elle espérait seulement réussir tout de même à élever son fils du mieux qu'elle le pouvait.

« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr que tu es une bonne mère pour Gabriel, tu ne dois pas douter de tout ça. Tu fais de ton mieux, tu fais tout ce qu’il y a à faire pour offrir à ton fils la meilleure des vies, tu es une mère parfaite. »

Lindsay s'attendait à de tels propos de la part de son interlocuteur. Elle savait très bien qu'il ne saurait pas faire preuve d'objectivité à son sujet. Elle ne lui en voulait pas. Elle avait besoin d'entendre qu'elle était capable de ces miracles quelle n'estimait plus être dans ses cordes, elle avait besoin d'entendre qu'elle était capable de tout, pas parce que c'était vrai, mais parce que ça lui permettrait d'être au mieux d'elle-même, de donner le meilleur.

Elle n'avait pas le sentiment d'être une bonne mère, et il serait difficile de la convaincre du contraire, en revanche, elle donnait raison à Ignatius sur un point précis : elle faisait effectivement de son mieux. Elle aurait simplement voulu que ce mieux soit suffisant.

Elle avait peur que son fils grandisse avec un sentiment de déséquilibre, et qu'il finisse par lui en vouloir, elle, la mère célibataire que le drame poursuivait où qu'elle aille, elle qui n'était pas capable de lui offrir un socle familial suffisamment fort, elle qui ne parvenait pas à accorder à Gabriel la totale présence paternelle dont il avait besoin et se forçait déjà à en donner un minimum.

Elle n'était pas une mère parfaite, mais elle ne se lasserait pas d'entendre Ignatius le lui dire. C'était ce qui lui conférait suffisamment de force pour tenir le coup quand elle avait l'impression de n'avoir aucune prise sur quoi que ce soit. Elle avait besoin de ce soutien fort, de cette ancre solide qui toujours la maintenait à flot même quand elle sentait que le courant brûlait de l'emporter, encore et encore.

"Je ne peux pas tout offrir à Gabriel. Il a besoin d'un père." Elle marqua une légère pause. Elle ne savait pas comment il allait réagir à ce que Lindsay allait lui apprendre. Mais il le saurait, d'une façon ou d'une autre. Alors autant lui en parler directement. "James est venu me voir l'autre jour... j'ai accepté... de lui laisser une chance."

« Tu as quoi ? »

La réaction d'Ignatius ne se fit pas attendre, et elle fut aussi virulente que ce que la jeune femme avait redouté. Soit, elle ne pouvait pas réellement le reprocher à son meilleur ami, en vérité. Il était normal qu'il réagisse si vivement, après tout ce qui s'était passé.

Après tout, quand elle était au fond du gouffre quand James avait pris la décision de la quitter et de divorcer alors qu'elle était enceinte, c'était Ignatius qui avait dû la ramasser à la petite cuillère. Elle s'était relevée, certes, et Ignatius - tout comme Christian, ça va de soi - y avait largement contribué, mais la blessure n'avait jamais complètement cicatrisé. Elle demeurait, et elle ne s'effacerait peut-être jamais complètement. En tout cas, Lindsay doutait de plus en plus du fait que ce puisse être le cas.

« Après… après tout ce qu’il t’a fait ? »

Bon, elle allait finir par se sentir honteuse, à présent. Mais ça, c'est parce qu'Ignatius ne faisait que répéter ce qu'elle lui avait dit elle-même. Et encore, Lindsay lui avait épargné certains détails. Même à son meilleur ami, non, elle n'avait pas confessé les... préférences de l'homme qu'elle avait épousé il y a ce qui lui paraissait être une éternité, maintenant. Elle avait protégé son secret envers et contre tout.

Mais même sans ça, le portrait n'était pas reluisant : il restait, quoi qu'il en soit, un homme infidèle, qui l'avait trompée, mise enceinte et avait préféré prendre la fuite plutôt que d'assumer d'office la paternité de son enfant. Certes, c'était un mal pour un bien. Il fallait ça pour que Christian entre dans sa vie, et pour qu'elle soit avec un homme qui l'aime vraiment et ne fasse pas que le prétendre, mais quand bien même...

"A moi, pas à Gabriel. Crois-moi, ça me tue de l'admettre, mais il l'aime vraiment. Et il s'occupe bien de lui."

Elle le savait car elle ne laissait jamais James seul avec Gabriel, elle restait toujours dans un coin pour le surveiller. Ce n'était pas juste mais c'était plus fort qu'elle, elle était incapable de laisser son fils "entre les mains" de son ex-mari sans aucun droit de regard. La confiance était loin d'être restaurée, Lindsay y allait réellement avec des pincettes.

« Tu es sûre de ce que tu fais ? Je ne suis pas certain que Gabriel puisse tirer quelque chose de lui. »

"Non, je ne suis pas sûre de ce que je fais", admit Lindsay en baissant le regard, car c'était la vérité, et elle ne pouvait toujours pas avoir la garantie que James aurait la bonne influence sur son fils. "Mais j'ai décidé d'essayer. Je le dois à Gabriel. Et rassure-toi, j'y ai mis mes conditions. Tu sais quand même que je ne ferais jamais quoi que ce soit qui puisse nuire à mon fils, n'est-ce pas ?"

« Évidemment ! »

Lindsay afficha un doux sourire. Elle ne devrait peut-être pas dire ce genre de choses, elle ne devrait pas remettre en question l'opinion de son meilleur ami, mais quand elle lui posait ce genre de questions, quand elle lui demandait s'il savait qu'elle ne ferait rien qui puisse nuire à son fils, c'était bel et bien parce qu'elle avait besoin de se rassurer.

Quand il était question de Gabriel, Lindsay avait très souvent, trop souvent peur de ne pas faire les choses comme elle le devrait, de les faire de travers... elle ne supporterait pas de se retrouver dans une situation qui se révèle nuisible pour la chair de sa chair. Elle aimait son fils de tout son coeur, mais parfois, elle avait peur de ne pas être une bonne mère : elle avait l'impression de tout faire de travers, et c'était un véritable enfer.

Gabriel était la prunelle de ses yeux, ça ne voulait pas nécessairement dire qu'elle savait réellement s'en occuper comme il se devrait, qu'elle savait prendre les bonnes décisions pour lui, mais ça voulait dire, en revanche, qu'elle voulait faire tout son possible pour s'occuper de lui du mieux possible.

« Si tu penses que James peut apporter quelque chose de bon à Gabriel, je te soutiens entièrement. Tu sais mieux que personne ce dont ton fils à besoin. »

Est-ce qu'elle le savait vraiment mieux que personne ? Lindsay n'en était pas convaincue. A présent qu'elle était mère, elle songeait au final que l'instinct maternel était une invention. L'amour intuitif que l'on ressentait pour ses enfants, peut-être, d'accord. Mais ça ne vous aidait pas à mieux vous en occuper.

On inventait des modes d'emploi pour être une bonne mère, mais aucun d'eux ne s'appliquaient forcément à la vie réelle. Elle se sentait égarée, perdue... elle réalisait qu'elle n'y arriverait jamais vraiment, quoi qu'elle puisse dire ou faire.

« J’ai… Je veux juste que tu fasses attention. À toi. Je m’inquiète pour toi. »

"Tu n'as pas à t'inquiéter pour toi, je vais bien vraiment.. Enfin... C'est... dur, d'être seule, mais je sais que ce n'est pas plus mal... Je n'ai presque jamais vécu seule, et maintenant, je me retrouve à la fois mère, divorcée et veuve c'est... beaucoup... Seulement... de quel droit je pourrais être malheureuse alors que j'ai un fils adorable. Un véritable bonheur."