Lucretia a toujours su qu'elle deviendrait mère un jour, elle a toujours su que c'était inscrit quelque part, dans son ADN, dans son code génétique autant que moral. Ce n'est pas une affaire de choix, d'aspiration ou de sensibilité, c'est une affaire de nécessité. Ne pas avoir d'enfants, c'est nier la possibilité de perpétuer de longues lignées de sang pur et de remplir son devoir de femme, qui est donc naturellement, logiquement, un devoir de mère. Et pourtant, la nature lui a nié ce droit qui lui apparaît pourtant si naturel, qui devrait être, au-delà d'un caprice, un acquis. Oui, Lucretia a toujours su qu'il lui faudrait être mère...

Mais elle n'a jamais envisagé les contrariétés qui vont de pair avec ce rôle. Certes, elle s'est au moins épargné les déconvenues d'un accouchement grâce à Gabrielle, mais que ce soit parce qu'Augustus n'est pas de son sang ou simplement parce que prendre soin d'un enfant relève d'une imposante charge morale et émotionnelle, elle réalise combien il est complexe et éprouvant que de pendre soin d'un enfant.

Les sollicitations sont constantes, l'attention permanente, la fatigue indescriptible... Et encore, elle et Ignatius font pourtant appel à des nurses pour prendre soin du bambin. De temps à autre, elle songe aussi à confier le petit à ses parents, mais très souvent, elle se ravise. Le confier à ses parents, c'est surtout le confier à sa mère, et elle redoute ce que sa génitrice alcoolique serait capable de faire endurer à sa fausse progéniture.

Parfois, elle parvient à se délester du poids et donc de la fatigue. Le petit ange aux mains de sa nourrice, elle est plus à même de faire comme bon lui semble. Libre, donc, d'occuper son temps comme elle le peut, comme elle le veut.

En l'occurrence, elle a saisi l'opportunité de passer un peu de temps avec son père le temps d'un déjeuner, lui est à Londres pour son travail, elle a dû passer quelques examens à Sainte-Mangouste et en a profité pour faire quelques emplettes, c'est donc l'occasion. Elle l'attend devant le restaurant où ils se sont fixé rendez-vous, l'accueille avec le sourire quand il se présente enfin.

-Bonsoir papa. Pas d'accolade, ce n'est pas le genre de la maison. Comment vas-tu ?

Ils n'ont jamais été du genre à s'épancher sur leurs émotions, ils n'ont jamais été du genre à en dire trop long sur ce qu'ils pensaient ou ressentaient. Lucretia, pour sa part, avait pris l'habitude de cela. Qu'on aille bien ou mal, on dira toujours que l'on va bien, c'est ainsi. Et l'essentiel demeure l'image que l'on revoie bien plus que les tourments que l'on pourrait éventuellement ressentir, bien plus que tous les tracas qui peuvent nous envahir, et les questions que l'on pourrait se poser.

-Fatiguée, tu trouves ? demanda la jeune femme en refusant d'avoir l'air faible en présence de son père.

Lucretia voulait se montrer forte et irréprochable en n'importe quelle circonstances. Elle voulait se montrer forte et irréprochable afin que son père soit toujours fier d'elle. Elles s'en voulait déjà bien assez de ne pas pouvoir offrir à sa famille un enfant légitime, alors elle entendait bien se rattraper en étant la mère la plus remarquable et la plus digne qui puisse être.

Oui, Augustus l'épuise, comme tous les enfants sont malheureusement épuisants, puisqu'ils ne sont que des enfants, et qu'ils ne savent communiquer qu'en pleurant et en hurlant, mais il lui apporte également un immense bonheur, un bonheur trop grand pour que Lucretia envisage de passer à côté. Elle a obtenu tout ce qu'elle voulait, et elle voulait se montrer forte et digne de son choix, afin que son père soit fier d'elle et ne lui reproche pas ses décisions. Afficher une attitude la plus irréprochable possible, c'était à peu près tout ce qui comptait à ses yeux.

-Augustus accapare beaucoup de mon temps et de mon énergie, mais je me sens en pleine forme, je t'assure, affirma-t-elle en souriant exagérément.

Aux jeunes mamans, on disait bien souvent qu'elles étaient rayonnantes, mais Lucretia, elle n'avait pas le droit à de tels compliments... Non, ces compliments étaient réservés aux femmes qui accouchaient. Elle, elle n'a pas le droit à ce genre de privilèges.

-Je me suis même rarement senti aussi bien. Elle marque une pause avant de reprendre, non sans une certaine hésitation, tout de même. Maman est passée me voir, l'autre jour...