L

a routine. Elle pouvait parfois être réconfortante, elle vous donnait des repères, le sentiment que quoi qu'il advienne et peu importe les drames que vous rencontrerez, il y aura toujours ces constantes immuables qui vous aideront à tenir le coup, à aller de l'avant. Elle pouvait également être terriblement anxiogène : une succession de jours qui se ressemblaient tous, mus par l'inéluctable sentiment que rien ne changerait jamais, y compris ce qui le devait absolument. Sa routine n'avait pas du tout changé depuis des années, depuis le départ de Pomona. Quand elle était partie, et même s'il avait eu le coeur serré, il avait su se raccrocher à cette routine, tout avait un sens, de l'ordre. Puis elle avait reçu le baiser du détraqueur. Et la routine ne faisait plus que combler un vide.

Au moins, dans cette routine, il restait Esther. Se confier à elle, accepter de mettre ses émotions et sa douleur à nu face à elle, avait été une épreuve, mais aussi une nécessité, il ne pouvait qu'en avoir conscience à l'heure où il réalisait que s'il tenait tant à cette routine, c'était de par la manière dont elle lui donnait du sens. Son premier sourire, son premier "bonjour", son premier baiser au réveil, tout ça avait son importance. Une importance immense. Même si ça ne suffisait pas toujours.

Fidèle à sa routine, il venait d'avaler son petit déjeuner et se pressait de finir son café en écoutant d'une oreille distraite les informations diffusées sur la RITM, concerné davantage par le fond de sa tasse et par son noeud de cravate que par ce qui était dit. Jusqu'à ce que la nouvelle tombe. Bradley en fut figé sur place un instant, sorti de cette torpeur soudaine par le fracas de la théière tombée au sol. Il se sentit partagé entre les larmes et l'éclat de rire. C'était officiel. Pomona était vivante. Vivante, son âme intacte... En fuite, bien sûr... Mais vivante. Il se rapprocha du poste de radio et augmenta le son, indifférent aux débris de théière au sol. L'information était claire, elle n'était pas sujette à fausses interprétations.

Un large sourire dévora le visage de Bradley alors qu'il se précipitait vers son épouse pour la prendre dans ses bras, transi d'émotions. Ils avaient eu raison d'y croire. Leurs espoirs n'étaient pas infondés ou absurdes, leurs instincts ne les avaient pas trompés : leur fille était là, quelque part, en chair et en or, bien vivante. Et tout devenait à présent possible, absolument tout, sans la moindre distinction. Plus rien ne comptait, ni le fait de se présenter en retard au travail, ni le carrelage abîmé où la théière s'était écrasée. Il se sentait heureux. Pour la première fois depuis... il ne saurait même plus le dire.

-On va la retrouver ! décréta-t-il avec assurance.

Rien n'était moins sûr pourtant, mais maintenant, Bradley se sentait tout bonnement capable de déplacer des montagnes.

   
   

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D'

un geste tendre, Bradley vint essuyer du bout des doigts l'une des larmes qui avaient glissé sur l'une des joues de son épouse. Pas une larme de tristesse comme elle avait pu en verser si souvent ces derniers temps... Sur son visage, il y avait de la joie, de l'espoir, rien de négatif, et c'était ainsi qu'il avait espéré la revoir depuis... beaucoup trop longtemps. Le bonheur de savoir sa fille en vie se conjuguait au bonheur pour lui de savoir Esther heureuse, et même si tout était à faire encore, même si rien ne leur garantissait qu'ils retrouveraient si facilement la chair de la chair, tous les espoirs étaient dorénavant permis, et aucun d'eux n'était si fous que cela, à bien y regarder. Tous avaient du sens.

Esther avait raison, ils allaient devoir la trouver rapidement, car même si la jeune femme avait échappé à la justice, et par conséquent au baiser des détraqueurs, cela ne voulait évidemment pas dire que cette même sentence ne s'appliquerait pas plus tard, à plus forte raison que la jeune femme s'était jouée des plus hautes autorités magiques. Oui, ils devaient modérer leur enthousiasme sans doute. Savoir Pomona en vie était une chose, mais ils ignoraient dans quel état elle se trouvait à l'heure actuelle, si elle se portait bien, si elle était heureuse. Totues ces variables restaient bien floues, et nécessitaient qu'ils demeurent prudents, et qu'ils agissent vite.

-Et on va savoir la saisir, assura Bradley à son épouse avant de venir déposer un tendre baiser sur son front.

Il n'était pas dans la nature de Bradley d'être optimiste, pourtant. Toujours pragmatique, il avait souvent tendance à observer la pire manière dont les choses pourraient éventuellement se passer, "juste au cas où", mais cette fois était forcément différente, elle ne pouvait qu'être différente, parce que c'était de leur fille qu'il était question. Ils savaient ce que la perdre était susceptible de leur faire éprouver, il refusait catégoriquement qu'ils aient à porter son deuil une seconde fois. Il fallait agir vite et bien, mais Bradley avait déjà une très bonne idée de par où il allait leur falloir commencer.

-On va aller voir Henry et l'interroger jusqu'à ce qu'il crache le morceau. Ce connard savait forcément qu'elle était encore en vie.

Il n'avait aucun doute sur la question. Quand il se refaisait le film de ces derniers mois, c'était absolument limpide à ses yeux, sans compter que Christopher McDowell étant complice de l'évasion, et McDowell et Henry étant comme cul et chemise, il l'aurait forcément mis au courant. Donc il savait, il savait et il lui avait caché ça. Peu importe l'état de leurs relations, il n'avait aucun droit de lui faire ça. Tout en l'interrogeant, il ne manquerait pas de régler ses comptes avec lui, ça c'était clair et net.

-Et il doit savoir où elle est maintenant.
   
   

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B

radley prononçait des mots très durs à l'adresse de son frère, mais les derniers événements ne faisaient qu'augmenter sa rancoeur le concernant. Peut-être qu'il devrait se montrer, au contraire, reconnaissant pour avoir pris soin de sa fille quand lui-même avait été incapable de le faire, mais il était incapable d'une telle gratitude. Il portait en lui trop de haine et de ressentiment, il n'arrivait pas à passer outre. Tout ceci mettait à jour de nouvelles informations. Que Henry ait su que leur fille était en vie et ne leur ait rien dit, c'était la cerise sur le gâteau pour lui, c'était quelque chose qu'il ne se sentait pas le moins du monde capable de lui pardonner, et sous aucun prétexte. Il lui en voulait, oui, terriblement, et à un point inimaginable.

-Je ne peux pas te promettre de faire des miracles, répondit Bradley quand Esther lui suggéra de garder son calme quand ils le verraient.

Bien sûr, elle avait parfaitement raison, il avait tout intérêt à ne pas s'emporter. Il n'obtiendrait absolument rien de la part de son frère s'il se contentait de lui en foutre sur la tronche dès l'instant où ils se verraient - mais il ne fallait pas espérer non plus de miracles de sa part. Bradley avait accumulé tellement de colère à l'égard de son frère, ce n'était pas comme s'il pouvait fermer les yeux dessus. Bradley était quelqu'un de réfléchi, pas quelqu'un de sanguin, la manière dont il avait gardé pour lui ses émotions pendant si longtemps en disait long à ce sujet, mais comme tout le monde, il avait ses limites malgré tout, et quand ces limites étaient franchies, il ne répondait plus franchement de lui-même.

-Je ne vais pas non plus l'accueillir avec des fleurs, des grands sourires en le prenant dans mes bras.

Déjà parce que cela faisait une éternité qu'il n'avait plus pris son frère dans ses bras, si bien qu'il serait incapable de dire à quand cela remontait plus précisément, ensuite parce que tout ça était parti beaucoup trop loin. Il y avait des choses qu'il n'était pas capable de pardonner, un point c'est tout.

-Rassure-moi, tu lui en veux aussi ? demanda-t-il, ne pouvant s'empêcher de sentir se réveiller en lui la jalousie qu'il avait éprouvée en sachant que sa femme s'était tournée vers lui faute de savoir rétablir convenablement le dialogue avec lui. Rétrospectivement, il comprenait, mais ça restait difficile à vivre pour lui. Il t'a menti droit dans les yeux, après tout.

Il avait besoin de se rassurer, d'entendre qu'Esther était "de son côté" dans ces circonstances qui dépassaient tout ce qu'il avait bien pu s'imaginer, si bien qu'il lui était difficile de savoir de quelle manière réagir plus exactement.

 
   

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