La maison était comme neuve… Elle l’avait briquée de fond en comble. L’on sous-estimait souvent le travail d’une femme au foyer. Isabel, pour sa part, avait vite constaté qu’il y a toujours quelque chose de plus à faire, quelque chose de plus à réussir et à perfectionner.

Certes, c’était un temps qu’Isabel était convaincue qu’elle serait capable de diviser si elle devait trouver celui de s’occuper d’un enfant (idée qui la taraudait de plus en plus, même si elle ne savait pas trop de quelle façon aborder le sujet avec son époux), mais en attendant, l’ennui ne trouvait pas sa place dans son quotidien. Entre l’entretien de la demeure des Beresford et ses propres activités caritatives, le temps passait très vite, et cela lui allait bien, avait le mérite de lui occuper le cœur et l’esprit.

Isabel venait de briquer les carreaux de la salle de bain et de ranger tous les ustensiles d’entretien dans les placards. Son poignet l’élançait douloureusement. Elle choisissait de mettre cela sur le compte de l’effort, en s’appliquant avec une forme de déni certain à ignorer les marques violacées autour de ce dernier, que Bill avait « serré trop fort » la nuit précédente, et qu’elle recouvrait de manches trop longues. Dissimuler et ignorer la vérité, elle devenait douée pour ça.

Même si certaines vérités étaient plus difficiles à dissimuler que d’autres… Les retrouvailles entre Seth et Bill, cette femme, Phèdre, qui était venue la trouver en prétendant que son mari l’avait agressée… ça faisait tout de même beaucoup à encaisser, à refouler, à intérioriser pour continuer de prétendre que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et encore, elle n’était absolument pas au bout de ses peines, puisqu’on venait de frapper à la porte.

Intriguée, elle alla ouvrir, sans la moindre idée de qui elle trouverait de l’autre côté. Elle n’attendait personne, Bill était sorti… Mais la politesse voulait qu’elle aille voir malgré tout. La porte s’ouvrit sur un homme d’une cinquantaine d’années, l’air élégant et professionnel.

« Bonjour madame. Je m’appelle Thésée Dragonneau, je suis enquêteur, et si cela ne vous embête pas, j’aimerais m’entretenir avec vous au sujet de votre beau-fils, Seth. »

Isabel avait senti son cœur se tordre en entendant que l’homme était enquêteur, de crainte qu’il soit arrivé quelque chose à Bill… ou qu’il ait fait quelque chose. Mais il était question de Seth. Elle n’était pas beaucoup plus rassurée de l’apprendre, mais… Elle devait en apprendre plus. Dans tous les cas, elle n’irait jamais fermé sa porte à un inspecteur de police.

« Oh… entrez je vous prie. » Elle s’écarta pour le laisser entrer et referma la porte derrière lui. « Il est arrivé quelque chose à Seth ? » demanda-t-elle.

Et s’il avait été agressé… Si on l’avait retrouvé mort ? Et si Bill était tenu pour responsable ?

« Non, du moins, pas à notre connaissance. C’est juste que cela fait un moment que personne ne l’a croisé, alors je voudrai savoir si vous l’avez vu récemment ? »

Le soulagement qu'Isabel avait initialement ressenti en apprenant que rien de grave n'était arrivé à Seth se dissipe très rapidement en apprenant que personne n'avait la moindre nouvelle du fils de Bill depuis un moment. Elle n'aimait pas du tout ça.

Il découvrait que son père était sorti de prison, Isabel insistait pour que Bill et lui se revoient, cette rencontre se soldait par une confrontation ce qu'on peut imaginer de plus houleuse, et peu de temps plus tard, plus personne n'avait de nouvelles de Seth ? Tout cela ne lui disait évidemment rien qui vaille, et elle était alarmée. Elle savait que Seth était une personne instable psychologiquement, elle l'avait ressenti dès leur rencontre.

Serait-il possible qu'il ait fait une erreur, que quelque chose de grave lui soit effectivement arrivé ? Elle n'avait pas envie de l'imaginer, si tel devait être le cas, Bill serait effondré. Mais les faits bruts donnaient raisons à ces suppositions des plus alarmantes, malheureusement. Elle ne connaissait pas bien ce jeune homme, mais ce qu’elle savait, c’est qu’il était important pour son mari, et elle n’avait pas besoin d’en savoir plus pour vouloir l’aider. De toutes les façons possibles. Aider Seth, ce serait aider Bill. Mais comment faire ? Elle avait si peu d’informations à donner à son interlocuteur, en fin de compte…

« Alors je voudrai savoir si vous l’avez vu récemment ? »

Isabel avait l’intention de se montrer honnête. Elle n’avait aucune envie de saper les recherches de son interlocuteur. Si elle pouvait être d’une aide quelconque, peu importe laquelle, alors elle en serait honnêtement ravie et soulagée.

"Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. C’était il y a quelques semaines… La conversation ne s’est pas vraiment bien passée… Je n’ai eu aucune nouvelles de lui, depuis."

Et de toute évidence, Seth ne voulait avoir aucune nouvelle d’elle de son côté. Elle avait voulu jouer les médiatrices, et ça n’avait pas du tout été concluant. Est-ce qu’elle pourrait aider en quoi que ce soit son interlocuteur, sans doute pas.

"J’ai également fait la connaissance d’une amie à elle. Phèdre Snowden. Elle en sait peut-être plus ?"

Elle voulait aider, elle voulait servir à quelque chose. Elle n’avait rien d’autre à l’esprit qui puisse vraiment aider.

« Quand vous dites que la conversation s’est mal passée, pouvez-vous m’en dire plus ? »

Isabel hocha la tête. Elle savait qu'elle allait devoir mesurer ses propos avec beaucoup de vigilance. En aucun cas elle n'accepterait de mettre son mari en difficulté, c'était hors de question, mais elle tenait à être honnête malgré tout. Si Bill devait courir en danger, si en plus ce devait en partie être de sa faute, alors... elle ne se le pardonnerait jamais.

Elle convoqua le souvenir de son entrevue avec Seth, qui avait été tout sauf une partie de plaisir. Elle ne voulait omettre aucun des détails qui pourraient éventuellement servir à retrouver Seth, même si elle ne voulait pas le mettre lui non plus dans une position trop incriminante. Aux yeux d'Isabel, tout ceci n'était jamais rien d'autre qu'un gigantesque malentendu, et il fallait à tout prix faire quelque chose pour dénouer cette situation. L'intervention d'un tiers tel que Thésée Dragonneau serait sans doute bienvenue.

"Je voulais le voir pour... préparer le terrain. Je n'en avais pas parlé à Bill. Avec le retour de mon mari à la vie civile, je voulais que les choses se passent le mieux possible. Je voulais lui faire comprendre que Bill avait changé et, surtout, qu'il était profondément désolé de ce qui s'était passé autrefois. Il n'a rien voulu entendre." Elle marqua une légère pause. "Il y a tant de rage... et de rancœur, en lui. Il m'a demandé d'oublier son existence, et il est parti, ça s'est arrêté là."

Elle ne donnait pas vraiment le beau rôle à Seth, mais elle ne pouvait ignorer les faits. Et il avait malgré tout des circonstances atténuantes. Avec ce qui s'était passé, avec le traumatisme qu'il avait vécu, il était normal, logique même, que le jeune homme soit rancunier avec son père et ne veuille plus avoir affaire à lui.

« Et dans quelles circonstances avec vous rencontré Miss Snowden ? »

Là, elle aurait plus de mal à être honnête. Elle refusait de croire cette femme quand elle affirmait que Bill l'avait agressée.

"C'est elle qui m'a donné rendez-vous. Pour me mettre en garde contre mon mari. Elle l'a... accablée d'accusations absurdes, sans doute influencée par Seth." Isabel poussa un léger soupir. "Je ne nie pas que ce qu'il a fait autrefois est épouvantable, et il le sait... Quoi qu'il fasse, personne ne le laisse échapper à son passé, faire peau neuve."

« Je ne doute pas que la réinsertion doit être compliquée. Mais s’il se tient bien, les choses s’amélioreront avec le temps. »

C'est ce qu'Isabel voulait croire, de tout cœur, malheureusement, et même si elle était bien souvent d'une naïveté confondante, elle n'était pas entièrement sûre de pouvoir croire complètement en cela.

Elle avait accompagné le parcours de beaucoup d'hommes et de femmes, anciens prisonniers, dans leurs réinsertion sociale à travers les différentes associations caritatives qu'elle soutenait, et elle avait pu observer de ses propres yeux quel traitement on infligeait à ceux qui avaient pourtant déjà purgé leurs peines. Il y en avait beaucoup pour ne pas croire aux secondes chances.

Certains estimaient que d'anciens criminels le resteraient toujours, que c'était en eux, que c'était leur nature. Et dans ce cas, impossible de faire revenir ces personnes sur leur opinion. Et Bill pourrait faire des pieds et des mains que cela n'y changerait rien. Par contre, elle voulait penser que d'autres parviendraient à réviser leur jugement, et elle estimait que c'était son rôle, aussi, de pondérer un peu la situation.

« Pouvez-vous me dire de quoi cette femme a accusé votre mari ? »

Isabel hésita. Elle ne voulait pas remettre en question la parole de son mari, elle voulait affirmer en son âme et conscience que Bill n'avait rien fait, mais ce n'était pas parce qu'elle voulait en être certaine que d'autres le croiraient également. Elle ne voulait pas le mettre en danger, courir le risque qu'il retourne en prison parce qu'on aurait pris au sérieux les accusations de l'amie de Seth.

Mais elle était allée trop loin dans ses dires, elle ne pouvait pas faire marche arrière maintenant, et prétendre que ce n'était rien. Son honnêteté la perdrait.

"Je vous l'ai dit, ses allégations sont absurdes, elles ne méritent pas que l'on y accorde le moindre crédit. Elle prétend qu'il l'a agressée, mais il ne la connaît même pas... Elle a sous-entendu qu'il me frappait, par-dessus le marché. Je pense que si c'était le cas, je serais la première à le savoir, vous ne pensez pas ?"

Ou pas. Car en vérité, elle était la première à le savoir et la dernière à l'admettre. Elle préférait trouver toutes les excuses du monde à son mari plutôt que d'admettre la maltraitance pure et simple.

« Oui, sans aucun doute. »

Isabel appréciait que son interlocuteur ne remette pas son discours en question. Car d'autres ne se privaient clairement pas de le faire de leur côté, sous des prétextes plus irrecevables les uns que les autres.

Ses parents, par exemple, n'avaient de cesse de blâmer sa subjectivité quand il était question de Bill. Certes, ils n'accusaient pas ce dernier de la frapper, mais parfois c'était tout comme, au point qu'elle les avait déjà entendus affirmer qu'elle ne devrait s'en prendre qu'à elle-même si elle finissait comme la précédente épouse de son mari, lors de la conversation la plus violente qu'ils aient jamais eue ensemble.

« Avait-elle des preuves, falsifiées ou non, qui pourraient incriminer votre époux, ou alors s’est-elle contentée de vous avouer cela comme ça ? »

Isabel avait envie d'affirmer que cette femme n'avait rien, parce qu'elle ne voulait pas que son interlocuteur puisse commencer à accorder le moindre crédit aux propos de cette femme. Mais elle ne voulait pas mentir non plus. Accepter d'entrer dans les détails, ce pouvait aussi être discréditer le propos de cette folle qui cherchait à défendre bec et ongles Seth Beresford.

"Elle avait des marques... des bleus, mais elle aurait tout aussi bien pu se les infliger elle-même ou de la part de quelqu'un d'autre."

De son grand ami Seth, par exemple ? Qui sait jusqu'où ce duo était susceptible d'aller pour discréditer son mari. Elle ne savait pas grand-chose de cette femme, mais elle lui devinait une détermination telle qu'elle était peut-être bien capable d'en arriver à de telles extrémités.

Ou bien c'était Isabel qui refusait de voir la vérité en face ? Oui, bien sûr que c'était le cas. Isabel tenait à tout prix à défendre son mari, peu importe les circonstances, peu importe si cela impliquait qu'elle se mente à elle-même dans des proportions absolument délirantes. C'était devenu son quotidien, sa vie. Il fallait au moins cela pour donner de la cohérence à des choix de vie sur lesquels elle refusait très clairement de revenir.

Elle espérait simplement que la vérité sur toute cette histoire éclaterait et qu'on les laisserait tranquilles, elle et son mari. Bill et lui en avait déjà bien assez subi. Il n'était en rien nécessaire d'en rajouter encore davantage.

« Je vois. Effectivement, rien ne prouve qu’elle dise vrai. »

La réponse de Thésée soulageait Isabel. Aveugle à la violence pourtant évidente de son mari, cette même violence qui l'avait conduit en prison, elle était incapable d'accepter la monstruosité de l'homme qu'elle avait épousé. Elle préférait se dissimuler derrière de fausses explications, et elle attendait une certaine validation de la part de son entourage.

Alors, quand Thésée Dragonneau lui confirmait que rien ne prouvait que Phèdre Snowden ne mentait pas, elle se sentait rassurée, confortée dans cette idée première qui était la sienne : même si c'était se mettre des oeillères, elle était tout bonnement incapable de faire autrement. Voir la vérité en face lui était perspective beaucoup trop épouvantable, elle n'acceptait pas d'y faire face.

Oui, si un homme qui à ses yeux représentait l'autorité, était capable d'admettre que Bill n'était pas forcément responsable des maux dont on l'accusait (alors qu'elle-même portait sur elle des bleus et des marques qui témoignaient de la violence de son époux), elle pouvait se convaincre d'être dans son bon droit en fermant les yeux sur tout ceci, en prenant la défense de son mari coûte que coûte, quitte à s'isoler de tout et de tout le monde.

« Est-ce que vous avez d’autres choses que vous auriez envie de me dire, à ce sujet ou sur un autre Madame ? »

Isabel réfléchit, elle ne voulait pas passer à côté d'une information qu'elle pourrait communiquer à son interlocuteur. La jeune femme était de bonne volonté, elle l'avait toujours été. Elle ne voulait pas non plus en rajouter et risquer de compromettre, elle ne savait comment, son mari. Elle n'avait aucune intention de faire autre chose que d'abonder dans son sens quoi qu'il en soit.

"Non, c'est tout, je pense...", répondit-elle tout en se creusant encore un peu les méninges pour être certaine de sa réponse. Mais en effet, elle pensait avoir fait le tour. En rajouter, ce serait peut-être enfoncer indirectement son mari, et bien sûr, elle était très loin de vouloir une chose pareille. "Vous me tiendrez au courant ? Si vous avez des nouvelles de Seth ?" demanda-t-elle tout de même ensuite d'un ton concerné.

Elle ne pouvait pas se retirer de l'esprit qu'il lui était peut-être arrivé quelque chose, tout de même, et elle ne pouvait pas rester insensible à cette information.