Espérance referma doucement la porte de la chambre de sa mère derrière elle, légèrement apaisée par le rythme calme et lent de sa respiration. Dernièrement, c'était triste à dire, mais la jeune femme avait le sentiment que sa mère ne savait être heureuse que quand elle dormait. Espérance s'efforçait, du mieux qu'elle pouvait, de rendre le sourire à cette femme incroyable qui lui avait donné la vie, ce semblait peine perdue.

Espérance le savait, Mrs Howell ne se plaisait pas vraiment, à Londres. La grande ville, c'était bien trop éloigné du petit village de campagne où elle avait grandi. Mais elles ne pouvaient pas rester dans leur ancienne maison, où tout leur rappelait son père, elles ne pouvaient pas rester dans ce village où l'homme violent et abusif dont elle était aujourd'hui divorcée avait bien failli lui prendre la vie. Ici, elle avait un travail, elle réussissait à subvenir à leurs besoins. Même s'il y avait le revers de la médaille. Plus elle travaillait pour leur offrir la vie la plus décente possible, plus elle laissait sa mère seule, et plus sa mère déprimait.

Ces derniers temps, elle ne quittait presque plus son lit, et Espérance s'en inquiétait, s'en inquiétait vraiment beaucoup. Et elle se sentait totalement impuissante. Elle grapillait des sourires à sa mère quand elle y arrivait, mais c'était si rare...

Le calme revenu dans la chambre de sa mère, Espérance s'attela au ménage de l'appartement. Warwick serait là d'ici une petite heure, elle voulait l'accueillir comme il se doit. Warwick était quelqu'un qu'elle appréciait, même si leurs conversations étaient toujours lourdes de sens et de souvenirs compliqués. Elle l'invitait régulièrement pour prendre de ses nouvelles. Cela lui faisait du bien. Elle retrouvait un peu de son père grâce à lui. Et elle avait envie de croire que sa mère y gagnait, elle aussi... quand bien même ça la ferait peut-être souffrir un peu plus.

Elle venait à peine de reposer les plumeaux quand on frappa à la porte. Espérance attacha un sourire à ses lèvres avant d'aller ouvrir.

"Bonjour Warwick, entre." Elle l'invita à prendre place dans l'appartement. "Maman dort pour l'instant, mais elle sera contente de te voir", dit-elle comme si dormir si tôt dans la journée était normal. "Comment vas-tu ? Je te sers quelque chose à boire ? Du thé peut-être ?"

-Salut Espérance.

Pas de commentaires concernant sa mère. Espérance devait bien reconnaître qu'elle préférait cela. Bien sûr, si Warwick avait dû lui poser des questions ou faire l'une ou l'autre remarque, elle lui aurait répondu et ne lui aurait rien reproché, mais c'était devenu un sujet vraiment délicat pour elle... Elle avait envie que ce moment passé ensemble se passe sous les meilleurs auspices possibles.

Elle n'avait pas envie de plomber inutilement l'ambiance en quelques instants seulement, déjà que leurs conversations n'étaient jamais totalement légères... Même s'ils décidaient de parler de tout et de rien, sans forcément évoquer le passé en temps de guerre de Warwick, le fantôme de son défunt père planait forcément autour d'eux et de leur conversation.

-Ça va normalement. Je veux bien un peu de thé, oui, ça me réchauffera. Comment tu vas, toi ? Quoi de neuf sous le soleil ?

Espérance hocha la tête, agrémenta le tout d'un sourire. Elle s'affaira aussitôt à leur préparer le meilleur thé possible. Et tandis qu'elle remplissait les tasses, Warwick vint aux nouvelles. Espérance craignait fort de ne pas avoir grand-chose de bien exceptionnel à lui apprendre. Espérance était heureuse de sa vie en l'état, même s'il y avait l'une ou l'autre chose qu'elle aurait voulu différentes. Elle ne désespérait pas que cela finisse par arriver.

C'était simplement difficile de se projeter plus loin dans la vie quand beaucoup de son énergie, si ce n'est toute son énergie, était consacrée à son travail et aux soins qu'elle accordait à sa mère afin d'éviter à cette dernière de plonger encore plus profondément dans une dépression qui paraissait de plus en plus tenace.

"Je vais bien. Pour tout te dire, ma vie est assez routinière. Je passe le plus clair de mon temps au travail, et le reste de mon temps ici, avec maman. Le boulot est pas ce qu'on fait de plus passionnant, mais l'ambiaince de travail est assez agréable, dans l'ensemble. Et je suis de plus en plus attachée à la vie londonienne."

Peu importe ce qui pourrait bien lui arriver dans la vie, Espérance en dresserait toujours le tableau le plus positif possible. C'était ainsi, c'était dans sa nature. Elle ne pouvait pas s'offrir le luxe, dans tous les cas, d'être malheureuse ou de se plaindre.

"Et toi alors ? Qu'est-ce que tu deviens ?"

-Pourquoi tu ne cherches pas à changer de boulot, si ça ne te plaît pas ?

Espérance se mordilla légèrement l'intérieur de la joue, comme à chaque fois qu'elle avait le sentiment d'avoir dit quelque chose de travers. Elle ne voulait pas donner l'impression de se plaindre, surtout pas.

Elle le voulait d'autant moins qu'elle savait que même si sa situation n'était pas idéale, elle était au fond chanceuse. D'autres avaient vécu des épreuves et des horreurs qui faisaient passer celles qu'elle-même avait rencontrées pour de charmantes récréations. Warwick avait connu la guerre, il avait été en première ligne pour y assister. De quel droit se plaindrait-elle d'un travail qui, par ailleurs, ne la rendait pas malheureuse ?

Elle n'avait pas voulu donner l'impression de ne pas s'y plaire en admettant simplement que l'on faisait plus fascinant. Elle était tout de même satisfaite en l'état... Et puis, elle ne pouvait pas vraiment réclamer davantage.

"C'est déjà une chance pour moi d'avoir un travail, de pouvoir vivre confortablement ici, je ne voulais pas donner l'impression de me plaindre, ce n'est pas le cas du tout. Ce que je fais ne me déplaît pas."

Elle était une femme, elle avait un niveau d'études assez faible, elle ne pouvait pas espérer un travail beaucoup plus valorisant que celui qu'elle avait déjà. Ce qui comptait pour elle, c'était de pouvoir être là pour soutenir sa mère, d'avoir les moyens de leur offrir une vie certes pas dispendieuse mais du moins agréable.

-La vie suit son cours de mon côté aussi. Je suis toujours dans l’armée, même si mon contrat arrive à son terme. J’imagine que je vais le renouveler, à moins de trouver un plan brillant pour changer de carrière.

Il était toujours dans l'armée... et comptait sans doute y rester. Espérance ne savait pas trop si elle devait admirer son courage ou blâmer sa folie. Bien sûr, il en fallait, des hommes comme lui, prêts à se battre envers et contre tout pour défendre leurs vies à tous, mais la guerre et son cortège d'horreurs avait eu de quoi dégoûter n'importe qui. Et qui leur assurait que cette deuxième guerre mondiale, qui prenait à peine fin, serait vraiment la dernière ?

"J'admire ton courage, mais je reconnais que je serais plus... sereine si je devais apprendre que tu as quitté l'armée." Elle marqua une pause, hésitante. "Tu as bien mérité une vie plus douce et plus calme, tu ne crois pas ?"

-Il faut que je voie comment la situation évolue. J’ai des projets sur le feu, il faut juste attendre de voir sur quoi ça va déboucher. Je t’en dirai plus si ça mène à quelque chose.

Il avait des projets sur le feu.. Peu d'informations, et qui suscitaient beaucoup de curiosité chez Espérance. Elle comprenait que ça ne servait à rien de lui poser plus de questions maintenant. S'il ne lui expliquait pas ses plans dans le détail, c'était qu'il voulait les garder pour lui tant qu'ils n'étaient pas concrets, et c'était une chose qu'elle pouvait tout à fait comprendre.

Elle allait donc ravaler sa curiosité et espérer qu'il lui en dirait plus un jour ou l'autre. Et surtout espérer que ses projets évoluent, si cela pouvait le conduire plus loin de l'armée et lui permettre de s'engager dans une vie plus... douce. Mais cela, c'était se méprendre totalement sur ses ambitions. Si elle savait, peut-être lui conseillerait-elle de reprendre les armes fissa.

-Et ne t’inquiète pas, je ne te vois pas comme une pleurnicheuse.

Espérance esquissa un léger sourire. C'était effectivement rassurant de l'entendre. Même si elle aurait tout à fait pu comprendre que, sans la prendre pour une pleurnicheuse, il estime du moins qu'elle avait tendance à se plaindre pur rien.

Ceci dit, elle préférait qu'il ait une bonne estime d'elle. C'était logique, n'importe qui voulait que les autres aient une bonne estime de soi, mais elle y tenait d'autant plus, à vrai dire, que Warwick était une personne qu'elle admirait beaucoup. Il était celui qui avait connu son père dans ses tout derniers instants. Pour elle, ça avait de l'importance.

-Comment va ta mère ?

Ah. Au fond, Espérance était contente que Warwick lui pose la question. Pas que le sujet soit très joyeux, mais il la préoccupait trop de toute manière pour qu'elle sache faire abstraction.

Espérance eut le réflexe de jeter son regard en direction de la chambre de sa mère. Elle devait encore dormir. Elle reporta son attention vers Warwick et baissa à son tour la voix pour s'assurer de ne pas être entendue.

"Mal...", répondit-elle très honnêtement. "Elle passe son temps à dormir, elle mange à peine. Elle se laisse..." Elle ne termina pas sa phrase. Elle se laissait mourir, c'était ça, qu'elle pensait. Mais le dire, c'était rendre cette possibilité beaucoup plus... concrète. Trop concrète. "Elle ne se remet pas de la mort de papa. Et je ne sais pas quoi faire pour qu'elle aille mieux."

-C’est inquiétant, c’est vrai…

Inquiétant, c'était le mot, en effet. Espérance faisait tout ce qu'elle pouvait pour aider sa mère, mais rien n'y faisait, et l'angoisse était toujours plus grande. Chaque fois qu'elle partait au travail, elle craignait de ne plus revoir sa mère en vie à son retour. Jusqu'ici, elle n'avait fait aucune tentative, cela dit, elle se contentait de se laisser dépérir. Mais pour tout dire... aux yeux d'Espérance, c'était presque pire. C'était comme observer une tentative à long terme, qu'elle avait sous les yeux et n'empêchait pas.

Elle aimerait pouvoir engager quelqu'un pour veiller sur sa mère, mais c'était impossible, bien évidemment, elle n'en avait pas les moyens. Ses voisins les plus sympathiques lui avaient promis de garder l'oeil sur elle régulièrement, mais eux non plus ne pouvaient tout de même pas consacrer tout leur temps et toute leur énergie à Mrs Howell.

- Tu as essayé de la secouer un peu ? Tu ne crois pas que ça pourrait l’aider, de sortir ? Elle a des amies, à Londres ? Elle a essayé de trouver un travail ? Vous sortez vous promener de temps en temps ?

Beaucoup de questions... qui la culpabilisaient en partie, car elle avait le sentiment de ne pas en faire assez. La secouer, elle essayait de le faire constamment. De lui inventer de nouvelles activités pour passer le temps, mais c'était comme si sa mère était extérieure à elle-même, elle ne répondait à aucune de ses sollicitations.

Ou bien, quand elle le faisait, ça n'avait jamais l'air de bonne grâce. Les seuls moments où elle semblait respirer un peu, c'est quand elles réussissaient à trouver le temps de se rendre dans la forêt dont les sentiers avaient jalonné un passé plus heureux. Mais c'était si loin de Londres. Les occasions de s'y rendre étaient exceptionnelles. Mrs Howell n'était pas une citadine, elle refusait de sortir en ville seule, elle n'acceptait pas de se lier à de nouvelles personnes. Les voisins qui prenaient le temps et la peine de lui tenir compagnie rencontraient un mur. Elle n'existait plus pour personne. Si ce n'est peut-être pour sa fille, ce qui faisait pesait sur Espérance une pression d'autant plus grande. S'il arrivait quoi que ce soit à sa maman, elle s'en estimerait responsable.

"Je fais du mieux que je peux. J'essaie de l'intéresser, de sortir avec elle, à Hyde Park, au théâtre... je lui ai présenté nos voisins, dont la plupart sont adorables avec elle. C'est... comme si elle n'était plus vraiment là." Elle marqua une pause, au bord des sanglots. "C'est ma faute... Cette ville, ça n'arrange pas du tout son cas, elle aurait sans doute été plus heureuse si on n'était jamais venues à Londres."

Mais fuir avait été la seule option à l'époque pour Espérance, afin d'échapper à ce mari violent qui avait bien failli la tuer. Elle avait beau se le répéter et réussir à se raisonner parfois, la culpabilité n'en disparaissait pas pour autant.

-Ne dis pas que c’est de ta faute… Tu n’avais pas le choix de partir, et tu n’as pas eu le loisir de choisir l’endroit où tu voulais aller.

Bien sûr, c'était la stricte vérité, et quand elle acceptait de considérer sa situation en toute objectivité, Espérance était effectivement capable de l'admettre et de le concevoir. Malheureusement, la culpabilité n'était pas toujours quelque chose de très rationnel (la preuve, c'est qu'il lui arrivait bien souvent de se dire que ce que lui avait fait subir son ex-mari était de sa faute, qu'elle avait mérité ses coups et ses insultes, parce qu'elle ne l'avait pas aimé assez, parce qu'elle n'avait pas été l'épouse idéale).

C'était une chose sur laquelle elle travaillait constamment au cours de ses séances avec Lisbeth, mais ce n'était jamais gagné pour autant. Accepter qu'elle ne pouvait pas tout contrôler, qu'elle n'était pas responsables de tous les malheurs qu'elle traversait... c'était une étape à franchir. Et elle avait encore du chemin à faire.

Le discours de Warwick était rassurant, bien sûr, mais elle continuait de se convaincre que les choses auraient pu se passer autrement, qu'elle n'avait pas forcément fait les bon choix. Quand elle voyait combien Londres avait fait de mal à sa mère. Comme elle savait qu'elles ne seraient jamais venues à Londres sans elle. C'était difficile à accepter.

-Écoute, si je peux faire quoi que ce soit pour t’aider…

Espérance esquissa un faible sourire, convaincue de la sincérité de son interlocuteur. Warwick avait le coeur sur la main. Sans cela, il ne prendrait pas la peine de venir les voir quand il le pouvait, en souvenir de son défunt père. Il était présent, à l'écoute, c'était déjà un don immense qu'il faisait à sa famille en agissant de la sorte.

"Tu ne t'en rends peut-être pas compte, mais tu en fais déjà beaucoup, tu sais. Et il n'y a pas grand-chose à faire de plus. Peut-être que le fait de te voir et de pouvoir parler un peu de papa avec toi, ça fera du bien à maman. Je ne sais pas trop." Elle marqua une légère pause. "Je crois que j'aimerais qu'elle rencontre quelqu'un, qu'elle retombe amoureuse. Qu'elle croie de nouveau en l'amour. Et en même temps, j'ai l'impression de trahir papa en voulant une chose pareille."

-Bon, ça me fait plaisir si tu dis que je t’aide. Mais n’hésite pas si je peux faire plus.

Espérance hocha simplement la tête. Elle voyait difficilement comment il pourrait en faire davantage, à vrai dire. Et elle ne comptait pas lui en demander plus. Elle n'était pas de nature à réclamer. Elle estimait que sa présence était déjà un cadeau. Et quel cadeau !

Rien ne l'avait obligé à rester en contact avec elle et sa mère après leur avoir appris le décès du père et mari, mais il l'avait fait. Il était présent, il était à l'écoute. Rares étaient ceux avec qui elle avait encore contact qui avaient connu son père. Et Warwick, lui, l'avait connu dans ses derniers instants.

Ceci dit, elle retenait le fait qu'il était prêt à faire davantage, cela ne prouvait que davantage quelle personne admirable il était, à plus d'un titre.

-Avec tout le respect que j’ai pour ta mère, je passe mon tour pour ça.

Espérance sourit. Heureusement, en même temps, parce qu'il n'y aurait sans doute rien de plus dérangeant aux yeux de la jeune femme que d'imaginer son interlocuteur et sa mère ensemble. Merci mais non merci... C'était d'ailleurs plutôt rassurant d'entendre que ce n'était certainement pas son intention... si le doute pouvait réellement être permis.

-Je ne sais pas ce qu’en penserait ton père… Mais je ne pense pas qu’il en voudrait à ta mère de retrouver quelqu’un, si cela pouvait la rendre heureuse.

C'est ce qu'Espérance pensait également en effet. La jeune femme n'était pas non plus emballée à l'idée de voir sa mère avec un autre homme, elle ne savait pas exactement comment elle le vivrait si ça devait arriver... Mais au moins, sa mère pourrait peut-être retrouver un certain bonheur... Et son bonheur importait bien plus que ses petites considérations personnelles.

Elle pensait en tout cas, oui, que son père voudrait que sa mère refasse sa vie, il ne supporterait pas le fait que ce soit son souvenir qui la rende à ce point malheureuse.

Si tu veux, je peux aller la voir, si elle se réveille pendant que je suis là. Je pourrai essayer de lui parler un peu, et éventuellement voir si le fait de parler à quelqu’un d’autre que toi peut la faire réagir.

Elle hocha la tête. Elle ne voulait pas que Warwick s'y sente obligé, bien sûr, mais ça pourrait vraiment l'aider. Ce qui est sûr, c'est qu'Espérance, à son échelle, n'arrivait à rien.

"Je ne veux pas que tu te sentes obligé mais je reconnais... ça me rendrait service. Enfin... si elle daigne se réveiller. Ces derniers temps, c'est un miracle de la voir debout." Elle poussa un léger soupir. "Enfin... qu'est-ce que tu dirais de passer à un sujet plus joyeux, hein ?"

-Avec plaisir, passons à autre chose…

Au moins pour un temps. Il n'était pas rare que Warwick et elle abordent des sujets plus ou moins graves tous les deux. Et pour cause, les circonstances dans lesquelles ils s'étaient rencontrés étaient en elles-mêmes suffisamment graves pour que cela se justifie.

Warwick était une des rares personnes avec qui Espérance se permettait d'évoquer son père, puisqu'elle savait qu'il l'avait bien connu et saurait précisément de quel homme elle parlait. Ses nouveaux amis ne savaient pas grand-chose de sa vie d'avant, dont elle avait tendance à garder les détails secrètement et pudiquement pour elle-même.

Et la seule autre personne avec qui elle pourrait en parler sommeillait dans la pièce d'à côté et fondait en larmes, quand elle ne faisait pas de pures crises d'hystérie. Avec Warwick, elle pouvait avoir une discussion posée. Certes émotionnelle... mais plus détendue tout de même.

-Je te laisse ouvrir le bal. Une perspective joyeuse à l’horizon ?

Bon, elle l'avait voulu, parler de choses plus heureuses, encore fallait-il en avoir en perspective. Sa vie, sans être entièrement malheureuse, était si routinière qu'il n'était pas si simple de trouver une chose qui sorte du lot.

Enfin si, dernièrement, une chose était sortie du lot. Ou plutôt quelqu'un, mais elle ne savait pas vraiment si elle pouvait se permettre d'aborder ce genre de sujet avec Warwick. Elle se sentait proche de lui, parce qu'elle partageait avec lui des pensées très personnelles, qu'elle avait autrement tendance à garder pour elle. Et pourtant, elle ne saurait pas vraiment dire quelle sorte d'amis ils étaient l'un pour l'autre.

"Des perspectives de vacances, oui. On va retourner quelques jours au pays de Galles pour Noël." Et elle espérait que ces décors plus familiers parviendraient à dérider un peu sa mère qui en avait sans doute bien besoin. "Et sinon...", se décida-t-elle à lui raconter, pour faire la conversation, et pour en parler, après tout. "Je crois que j'ai rencontré quelqu'un."

Elle croyait, parce que cette rencontre avait été si étrange et importante à la fois qu'Espérance avait encore du mal à savoir qu'en penser. Elle avait passé l'âge de croire dans le coup de foudre mais... si ça n'en était pas un ça y ressemblait tout de même fortement.

-Oh, sympa les vacances. Tu me raconteras.

Espérance hocha la tête, une esquisse de sourire aux lèvres. La vérité, c'est qu'elle était aussi inquiète qu'impatiente à l'idée de partir en vacances avec sa mère. Elle avait envie de croire que ça ne pourrait que leur faire du bien dans tous les cas, mais elle songeait forcément à tous les scénarios catastrophe qui pourraient bien se produire.

C'était un problème récurrent, chez elle, elle avait toujours plus de facilité à voir le verre à moitié vide que plein, et elle se faisait souvent une inquiétude de rien. Avec sa mère, malheureusement, elle avait d'assez bonnes raisons d'être anxieuse, et ça n'aidait pas vraiment. Dans tous les cas, changer de cadre et retrouver les décors qu'elles aimaient tant, sa mère et elle, en toute logique, ça devrait leur faire du bien, pas vrai. Elle réussissait à s'en convaincre en effet.

Et elle raconterait comment les choses se seraient passées à Warwick s'il y tenait, même si elle n'était pas certaine qu'elle ait grand-chose de palpitant à raconter au bout du compte.

-Félicitations ! Tu l’as rencontré où ? Et c’est quoi son prénom, avant toute chose ?

Bon, les félicitations n'étaient pas franchement de mise à ses yeux, et elle regrettait de ne pas avoir été plus précise. Elle avait rencontré quelqu'un, littéralement, il n'y avait techniquement rien entre eux. En même temps, c'était un peu ridicule d'en parler justement. Mais cette rencontre l'avait marquée et lui avait fait du bien. Il n'y avait pas grand-monde avec qui elle pouvait en parler en fin de compte.

-Allez, il n’est plus l’heure de faire des cachotteries. Promis, je ne raconterai rien à ta mère.

Il allait définitivement être déçu du peu qu'il y avait à dire de la situation en réalité. C'est-à-dire rien du tout. Enfin, ce n'était pas tout à fait vrai. Il y avait rapidement quelque chose à dire. Mais sans le vouloir, elle avait très clairement survendu une chose qui était particulièrement anodine. Et qui pourrait ne mener nulle part en plus du reste. Bon, cela dit, elle préférait effectivement que sa mère ne sache rien pour l'instant. Pour ce qu'il y avait à savoir.

"Je crois bien que tes attentes vont être déçues. Il s'appelle Lyall Lupin, il me plaît énormément, j'ai très envie de le revoir, mais il ne s'est rien passé, concrètement..."

Elle n'allait pas commencer à employer les mots coup de foudre, même si c'est ce qu'elle ressentait, ce serait... ridicule.

-Lyall Lupin ? C’est pas courant, comme nom.

C'est vrai, Espérance s'était dit exactement la même chose de son côté quand Lyall s'était présenté à elle, ce n'était vraiment pas un nom qu'on entendait couramment. Mais en même temps, Lyall lui-même ne ressemblait pas à qui que ce soit qu'elle ait jamais rencontré.

Alors, elle voulait bien reconnaître qu'elle manquait sûrement cruellement d'objectivité quand il était question de ce garçon qu'elle connaissait pourtant à peine. C'était assez inexplicable, au fond, mais c'était comme ça. Et ce n'était pas désagréable. Même si elle n'était pas sûre, vraiment, que ça doive mener où que ce soit, elle n'était même pas certaine qu'ils allaient vraiment se revoir, c'était dire. C'était totalement prématuré d'en parler à Warwick.

-Il ne s’est rien passé du tout ? Tu l’as rencontré comment ?

Il ne s'était rien passé, oui et non, il s'était passé quelque chose, sans quoi elle ne parlerait pas de lui, mais en même temps, ça semblait si absurde comme situation. Elle se sentait un peu mal à l'aise d'en parler, et d'un autre côté, elle n'avait pas vraiment eu l'occasion de se confier à ce sujet, et de toute évidence, elle était un peu en boucle, dans ses pensées,sur cette rencontre.

-Et pourquoi ne pas le revoir ? Tu as un moyen de le contacter ? Tu ne peux pas lui écrire une lettre, par exemple ? Si tu y tiens tant, pourquoi ne pas te lancer ?

Espérance se sentait un peu submergée par le flot de questions que lui posait Warwick. Certes, elle était sincèrement contente qu'il s'intéresse ainsi à elle et à sa vie, mais en même temps, elle se sentait particulièrement mal à l'aise. Elle avait le sentiment d'être ridicule. Pourtant, Warwick prenait ce qu'elle lui disait très au sérieux.

"C'est banal... c'est presque cliché. On s'est littéralement rentré dedans en pleine rue et... je sais pas... Je l'ai regardé et j'avais l'impression de déjà le connaître. Je sais, c'est vraiment niais, dit comme ça, mais c'est ce que j'ai ressenti. On a pris un café ensemble, on a parlé sans s'arrêter." Elle marqua une pause. "J'ai très envie de le recontacter. Mais je ne sais pas si je suis prête pour ça." Elle avait le rose aux joues. "Désolée, je me sens ridicule, à te parler de tout ça."

-Tu n’es pas ridicule. C’est un poil cliché comme histoire, mais tout à fait romantique.

Espérance sourit, elle ne reprocherait certainement pas à Warwick de souligner l'aspect très cliché (un poil, avait-il dit, mais ne nous le cachons pas, ça l'était complètement - le coup de la rencontre fortuite qui se change en coup de foudre, on ne rencontrait ça que dans les romans - ou dans les rps -, pas vrai ?) de sa rencontre avec Lyall. Il fallait qu'elle se fasse une raison, ça l'était totalement, et c'est pour ça aussi qu'elle n'était pas très à l'aise en en parlant.

Parce qu'elle savait que le sentiment qu'elle éprouvait n'était pas rationnel, ne saurait se justifier par une complicité gagnée au fil du temps ou ce genre de choses, et une part d'elle s'était demandé, évidemment, si elle n'avait pas seulement chercher à palier une solitude de plus en plus oppressante. Tout comme elle estimait que ça ne faisait pas complètement sens puisque son mariage avait fait naître en elle une profonde crainte du sexe opposé qu'elle n'avait pourtant pas ressentie une seule fois en présence de Lyall.

Dans tous les cas, l'aspect cliché était admis. L'aspect romantique, en revanche... C'était... à voir, parce qu'il n'était pas exclu qu'elle se fasse des films toute seule dans son coin alors que Lyall avait déjà oublié leur rencontre. Elle ne le pensait pas, mais rien n'était moins sûr, néanmoins.

-Ça me fait plaisir que tu me confies tout ça. Et je pense sincèrement qu’il faut que tu prennes ton courage à deux mains avant que ce garçon ne te file entre les doigts.

"Tu as sûrement raison", admit Espérance, même si, bien qu'indépendante, elle avait tendance à penser que l'homme devrait être celui qui fait le premier pas, prisonnière des clichés de son temps (qui au demeurant n'auront pas vieilli d'un pouce d'ici plus d'un demi-siècle dans l'esprit de certains).

"Bon, assez parlé de moi. Et toi alors ? Tes amours ? Tu as quelqu'un dans ta vie ?"

Avec un peu de chance, il aurait une belle histoire - et peut-être un peu moins incertaine - à lui rencontrer, et elle serait ravie de l'entendre. Surtout si cela pouvait détourner un peu l'attention de ses propres histoires.

-Je n’ai rencontré personne, non… Désolé si tu espérais entende une histoire croustillante.

Dommage pour l'histoire croustillante, en effet, mais en réalité, Warwick n'avait vraiment pas la moindre raison de s'excuser auprès d'elle.

Espérance était une romantique, mais elle admettait malgré tout que chaque individu était à même de s'accomplir sans avoir à rencontrer son âme soeur pour autant, et que de ce point de vue-là, il n'était dans tous les cas pas forcément avisé de se précipiter en besogne. Espérance l'avait appris à ses dépens. Bon. Dans son cas, l'erreur (toutes proportions gardées car le responsable de tout ce qu'elle avait subi restait évidemment son ex-mari) avait été d'épousé un homme sans réels sentiments, de le seul espoir d'assurer à sa mère un minimum de confort. Elle préférait largement savoir Warwick seul qu'en couple et mal dans sa vie personnelle.

Même si, évidemment, elle ne pouvait que lui souhaitait de rencontrer quelqu'un de bien. Et elle était convaincue que cela finirait par arriver, d'ailleurs. Impossible que ce ne soit pas le cas, à moins qu'il ne se mette constamment des barrières. Warwick était un jeune homme sympathique, agréable, intelligent. Il avait tout pour plaire au sexe opposé, après tout.

La vie de soldat et la vie de famille, ce n’est pas facile à combiner.

Elle se mordilla légèrement la lèvre inférieure en entendant ces paroles. Elles étaient malheureusement beaucoup trop vraies. Et elle en savait quelque chose. Son père était parti au combat. Pendant des mois et des mois, sa mère et elle étaient restées presque sans nouvelles. Puis finalement... Oui, forcément, être soldat et avoir une vie de famille, c'était accepter d'être loin, de se mettre en danger. De peut-être un jour laisser derrière soi une femme veuve et un enfant orphelin de père.

Mais là encore, Espérance avait du mal à admettre que l'on puisse considérer la vie de soldat comme... un métier duquel on ne décroche pas, surtout après avoir vécu tant d'horreurs. La guerre était finie, du moins Espérance le pensait-elle sans savoir qu'une autre guerre se profilait déjà. Il avait bien mérité de mettre fin au combat. Mais il n'y semblait pas décidé.

"C'est sûr. Mais peut-être qu'il serait temps justement de délaisser cette vie de soldat au profit d'une vie plus stable." Elle marqua une pause. "Enfin, c'est ta décision, évidemment... mais ce serait dommage de se fermer à toute perspective uniquement pour cette raison."

-Ce n’est pas faux. Mais en parallèle, je ne me vois pas abandonner mon travail pour rencontrer une femme sans aucune garantie.

Ce qu'elle pouvait comprendre, même si ne telle réflexion était forcément problématique. Dans la vie, l'on a jamais de garantie, c'était une chose qu'Espérance avait appris un peu à ses dépens, à vrai dire, mais dont elle avait entièrement conscience, à vrai dire. Les relations humaines ne vous promettaient aucune garantie de durer, puisqu'il fallait compter après une autre personne. Les grandes certitudes n'existaient pas, même si certaine étaient bien sûr plus que tentantes.

Par ailleurs, on en revenait toujours au même point. La vérité, c'est qu'Espérance voudrait que son ami se trouve un métier moins dangereux, pas tant pour se construire une vie de famille (même si elle espérait que cela lui arriverait quand même) que pour être à l'abri du danger. Elle n'avait pas envie d'apprendre un jour le décès de Warwick comme elle avait appris celui de son père. Et le fait que la guerre, l'immense guerre, soit finie ne la rassurait pas pour autant. Des guerres, il y en avait toujours. Être soldat, c'était accepté l'éventualité tacite de mourir en service. Et forcément, même si elle n'avait pas son mot à dire dans tout ça, ça l'inquiétait tout de même beaucoup.

Je t’ai dit, j’ai quelques bricoles à régler, et ensuite je verrai si je peux trouver un emploi dans le civil.

Oui, il le lui avait dit, mais elle n'arrivait pas à se rassurer avec ces seuls mots. C'était trop... cryptique, et elle ne pouvait s'ôter de la tête la possibilité que ces paroles impliquent un danger plus grand encore que celui auquel elle s'exposait déjà. Bon, c'était elle qui extrapolait à coup sûr. Quelques bricoles, ça pouvait juste être "quelques bricoles" pour de vrai, mais elle avait le sentiment qu'il faisait un mystère d'une chose qu'il n'hésiterait pas à expliciter si elle était réellement innocente et sans danger.

"J'ai le droit de te demander ce que c'est, ces bricoles ?"

Finalement, ça avait été plus fort qu'elle, elle avait eu envie de savoir de quoi il retournait. Elle n'était pas certaine que Warwick accepterait de lui répondre, mais en attendant, la question était bel et bien posée. Sans retour en arrière possible.