La chance nous sourit, il faut croire. A peine installés à Londres, des ambitions plein la tête mais avec de bien maigres revenus et encore moins de certitudes, voilà que nous gagnons quelques mois à peine notre installation notre premier vrai gros contrat, qui nous garantit, si nous ne faisons pas tout de travers, de non seulement remplir nos coffres mais aussi de nous faire une réputation dans le milieu. Je dis "nous" parce que je n'ignore pas tout le travail qu'Elise fournit en amont pour le bien de l'entreprise, et heureusement qu'elle est là, d'ailleurs, car dès que l'on touche au domaine de l'administration et de la comptabilité, je brille par mon ignorance.

Enfin, tout ça pour dire que notre vie est sur les meilleurs rails, et ça me rassure. Je redoutais d'entraîner Elise dans une vie qui ne nous conviendrait en rien. Après tout, elle comme moi restons des campagnards, et je ne suis pas certain que notre situation à Londres nous transformera un jour complètement en citadins. Je ne me suis toujours pas habitué aux bruits et à l'agitation de la ville, j'ai toujours toutes les difficultés du monde à me repérer dans les dédales de ce mastodonte, et les paysages des Highlands ne cesseront jamais de manquer. Malgré tout, nous faisons notre nid, et je veux croire que ça reste le principal, malgré tout.

Pour le reste, la routine prend doucement sa place, parfois perturbée de désagréments que je me serais bien épargnés, mais qui étaient nécessaires, quelque part... Mes retrouvailles avec Minerva m'ont perturbé moi, ont perturbé Elise et ont par conséquent perturbé dans mon ménage, mais il fallait bien sortir ce cadavre du placard à un moment ou à un autre, j'imagine.

Alors je me veux confiant dans l'avenir tandis que je profite d'une pause dans mon travail pour me rendre dans un café du quartier où je commence à avoir mes habitudes. Mais même à vouloir se tourner vers l'avenir, le passé se plaît à nous rattraper. Et un McGonagall peut en cacher un autre, visiblement.

-Robert... ? C'est moi qui devrais te poser la question, c'est le dernier endroit où je pensais te croiser.

La surprise a au moins le mérite de m'éviter l'embarras de le voir. Je ne peux évidemment parler à Robert sans l'associer à sa soeur, et si je l'apprécie, il ne me serait jamais venu à l'esprit de garder contact avec lui après ma séparation avec Minerva. Je ne peux pas le croiser et ne pas l'associer à elle.

-Je travaille à Londres, maintenant. Mais évidemment, tu n'avais pas de raisons de le savoir... Même si notre village des Highlands est tout petit et que l'on jase bien assez. Et Minerva n'avait pas de raisons de lui en parler. Et je vais très bien. Mais toi alors ? Qu'est-ce que tu fais là ? Tes parents ne sont pas avec toi ?

A choisir, je préfère, je n'ai pas forcément envie de croiser mes ex-futur-beaux-parents par-dessus le marché.

Je suis soulagé, je dois dire, d'apprendre que Robert est ici seul. Je dois bien reconnaître que je n'aurais pris aucun plaisir à tomber sur les parents de mon interlocuteur. En soi, je n'ai rien contre les McGonagall, bien au contraire, mais la situation est, disons, compliquée. Ils m'ont intégré comme un membre à part entière de la famille, et je les ai considérés comme tels aussi, comme je considérais Robert comme un frère, puis tout s'est arrêté brusquement, du jour au lendemain...

C'est déjà compliqué de faire avec certains fantômes de ce passé que je ne pourrais jamais rattraper, je n'ai pas très envie d'en rajouter encore en me retrouvant avec toute l'ex "belle-famille" sur le dos. Je pense qu'ils seraient relativement sympathiques avec moi, mais on ne sait jamais. Même si c'est Minerva qui m'a quitté et non l'inverse, on pourrait me reprocher de ne pas m'être suffisamment "battu" pour elle. Reproche difficile à ignorer... parce que je me suis posé la question aussi, je me suis souvent demandé si je n'aurais pas dû faire davantage d'efforts pour retenir Minerva, mais je ne l'aurais certainement pas fait dans tous les cas. Imposer quoi que ce soit à qui l'on aime, c'est une erreur, je le sais. Donc, Robert est là seul, il est venu pour assister à un spectacle avant de retourner à son internat. Tant mieux, tant mieux.

-J'espère aussi, je croise les doigts, dis-je avec un fin sourire quand Robert me souhaite que les choses se passent bien pour moi dans le travail que j'ai trouvé, ou plutôt que je me suis façonné à Londres.

Je le souhaite aussi. Mais les débuts sont durs. Grâce à ma collaboration avec l'acteur Finn Gallagher, on a de quoi maintenir le navire à flot un petit moment et j'ai même pu embaucher une secrétaire, mais je sais qu'il ne faut pas que je me repose sur mes lauriers. Je dois trouver de nouveaux clients, c'est important.

-Surpris ? Parce que tu pensais que j'allais rester vieux garçon ou parce que tu ne t'attendais pas à ce que je fréquente Elise ?

Je n'aime pas discuter de ma vie sentimentale avec Robert. C'est forcément un peu gênant, mais quand il me dit être surpris, j'estime que c'est la moindre des choses que de défendre mon mariage. Je n'allais tout de même pas soupirer après Minerva dans l'espoir qu'elle me revienne. Ce ne serait jamais arrivé. Là-dessus, les choses sont très claires.

Je ne sais trop si je peux tenir la réponse de Robert pour sincère quand il affirme être content que j'ai trouvé quelqu'un si ça me rendait heureux. Il n'y a pas de "si" qui tienne, en l'occurrence... les personnes qui sont proches de Minerva, et ont donc eu vent de notre histoire et de nos fiançailles, peuvent peut-être se poser des questions, mais c'est très sincère. Mon histoire avec Elise est différente de mon histoire avec Minerva.

Et, c'est vrai, je n'ai pas pour elle les sentiments que j'avais pour mon ancienne fiancée. Est-ce pour autant que je suis malheureux ? Pas le moins du monde. La vie que nous partageons est équilibrée, elle m'apporte du soutien en toute circonstance, elle est intelligente, tenace, déterminée, travailleuse. J'ai de la chance qu'elle soit là, elle qui a travaillé auprès de moi, elle qui m'a suivie ici, où elle ne connaissait surtout personne. Elle s'est isolée de ses habitudes, de ses proches, pour moi, mais elle s'est montrée douce, attentive compréhensive.

-Et pourquoi pas Elise ? Elle a toujours été présente pour moi... La plupart des gens que je connais n'ont pas vraiment été surpris d'apprendre que nous étions ensemble.

Mais ces personnes-là n'étaient pas de la même famille que Minerva... C'est compliqué de parler à Robert de ma situation maritale comme je le ferais avec un vieil ami car, on ne peut pas mentir à ce sujet, l'ombre de Minerva plane au-dessus de notre discussion, c'est absolument normal. J'ignore si c'est volontaire ou non de la part de Robert, c'est bien possible que non, mais ça c'est autre chose.

-Mais parlons de toi, plutôt, ça se passe bien, tes cours ? Tu te plais dans ton internat ? Tu as une petite amie peut-être ?

Comment détourner le sujet autant que possible. Je doute que ce soit très malin ou très efficace, parce que mes questions sont sans doute maladroites et mal amenées. Mais même si j'ai envie de défendre ma relation avec Elise, je n'ai certainement pas envie, dans le même temps, de mettre Robert mal à l'aise ou que sais-je. C'est bien simple, je ne sais pas vraiment comment réagir à toute cette situation, ni comment engager une conversation simple et classique avec lui.

Les paroles de Robert m'agace tout naturellement, car évidemment, je n'aime pas qu'on attaque mes choix de vie, et encore moins que l'on s'en prenne, même de façon détournée, à la femme que j'ai choisi d'épouser... Car n'en déplaise à Robert, il n'a sans doute effleuré que la surface avec Elise, et elle vaut bien plus que ce qu'il présume. Elise est une fille bien, et oui, elle a eu le malheur de passer après Minerva, mais elle n'est pas responsable de cela. Au contraire, elle a été d'une gentillesse et d'une patience d'ange vis-à-vis de moi, elle m'a soutenu dans des moments difficiles, et elle a accepté de renoncer à beaucoup de ce qui lui tenait à coeur pour me soutenir et m'accompagner ici. Alors oui, je veux que l'on respecte mes choix de vie, et surtout qu'on la respecte, elle. Mais Robert n'est jamais qu'un adolescent, je ne dois pas oublier cela.

-Tu sais qu'il n'est jamais agréable de s'entendre dire du mal d'une personne avec qui on a décidé de partager sa vie. Mais je reconnais que tu y a mis les formes. Je marque une pause. Je t'assure que si tu faisais l'effort d'apprendre à mieux la connaître, tu serais agréablement surpris. Elise est vraiment quelqu'un de bien. Même si elle n'est pas Minerva. Enfin, tu l'as dit toi-même, et tu as tout à fait raison : on ne peut pas s'entendre avec tout le monde.

Même si, de mon côté, j'ai tendance à vouloir me montrer le plus conciliant possible, quitte à marcher sur des oeufs. On ne peut pas s'entendre avec tout le monde, mais je veux m'entendre avec tout le monde, et surtout, j'ai envie que tout le monde s'entende. Ma crainte violente du conflit ne me rend que rarement service, je dois l'admettre. Mais en cet instant, j'aimerais bien ne pas avoir à me prendre la tête avec ça, je le reconnais.

-Oui et non ? je reprends quand Robert n'accepte de répondre à mes questions que de manière très évasive. Je l'observe avec un mélange d'inquiétude et de circonspection. Quelque chose ne va pas ? Si tu as des problèmes, tu sais que tu peux m'en parler, n'est-ce pas ?

Je ne serais pas forcément le mieux placé pour les résoudre mais je ferais de mon mieux.

« Je ne doute pas qu’elle est une femme bien, tu ne l’aurais sans doute pas épousé sinon. »

J'esquisse un sourire. Je pense que Robert est sincère dans son discours, mais il me met mal à l'aise malgré tout - c'est sans doute normal... J'ai vraiment cru, à une époque, qu'il deviendrait mon beau-frère, ce n'est pas le genre de choses qui s'oublient si facilement. Mais ça n'empêche pas la chose d'être vrai. J'ai épousé une femme exceptionnelle, et qui m'aime de tout son coeur, et c'est une chance immense, dont j'ai bien conscience. Oui, une part de moi aura toujours le sentiment d'être passé à côté de la femme de ma vie, mais cela ne m'empêche pas d'aimer profondément, sur tout ce que j'ai, celle à qui j'ai juré fidélité, pour toujours... Autant ne pas m'étendre sur le sujet de toute façon. Ce ne sera confortable ni pour lui, ni pour moi.

J'ai l'impression que quelque chose ne va pas, et j'aimerais inviter Robert à se confier davantage. Ce n'est peut-être pas mon rôle, ça ne l'est peut-être plus, et il ne voudra rien me dire, mais je tente le coup malgré tout, parce que je regretterais d'être passé à côté de la possibilité de l'aider, si l'aider est effectivement possible.

« Rien de grave, ne t’en fais pas. Je ne doute pas que je puisse t’en parler, mais je ne suis pas certaine que tu aies envie de les entendre, parce que… enfin, ça concerne à moitié ma sœur alors… »

"Ah oui, je vois..."

J'hésite. Parce qu'il n'a pas tort. Si ça concerne Minerva, il est préférable que je reste à l'écart de tout ça... Mais en même temps, je n'ai pas envie non plus de lui fermer la porte. Et en réalité, parce que ça concerne Minerva, je me sens naturellement concerné. Je ne peux pas m'en empêcher. J'ai besoin d'en entendre plus, j'ai besoin de comprendre, j'ai besoin de savoir.

"Tu peux m'en parler, tu sais, ce n'est pas parce que nous ne sommes plus ensemble que tu dois t'épargner de me parler d'elle."

Non, il est plus sain qu'il me dise tout. Et surtout, j'ai envie d'en entendre plus.

« Hm, sans doute. Ce n’est pas grand-chose de toute manière. C’est juste qu’elle est devenue enseignante dans mon école, et ce n’est pas forcément plaisant d’avoir sa sœur comme professeur, mais elle dit que je suis égoïste parce que je ne vois pas l’immense opportunité que c’est pour elle. »

Une dispute fraternelle somme toute classique, même si la situation, elle, ne l'est pas. Et connaissant très bien les deux protagonistes de cette histoire, je n'ai aucun mal à comprendre le point de vue autant de l'un que de l'autre, et ce qui anime leur jugement, à l'un comme à l'autre.

Même si, par la force des choses, il m'a fallu disparaître du paysage (pas parce que je l'ai voulu mais parce que je n'ai pas eu le choix), je comprends parfaitement les motivations de mon interlocuteur... il est bien jeune, cela n'aide pas. Quand il sera plus grand, il parviendra probablement à mieux comprendre cette situation, mais dans l'attente, il est plutôt logique, en vértié, qu'elle le dépasse et qu'il ne sache pas véritablement de quelle manière y réagir...

"Je n'imaginais pas ta soeur devenir professeur", dis-je avec un sourire indulgent.

C'est ce par quoi je commence, parce que c'est la première pensée qui me vient à l'esprit. Oh, je ne doute pas du fait que Minerva sera une enseignante exceptionnelle... je dirais même que cela ne fait pas le moindre doute à mes yeux... mais au-delà de ça, je connais également la jeune femme, et je sais qu'elle aurait clairement pu atteindre des objectifs transcendant tous les pronostics et toutes les ambitions, parce qu'elle est merveilleuse à ce point... Malheureusement, ce serait aller trop vite en besogne que de le répéter, encore et toujours.

"Mais si elle s'épanouit dans ce travail, si elle pense avoi trouvé sa voie... est-ce que tu penses vraiment que renoncer à sa carrière pour t'éviter l'humiliation de l'avoir pour professeur soit vraiment juste pour elle ? Tu es jeune, tu ne te rends peut-être pas compte encore... Mais le travail... enfin... c'est important." Oui, c'est bateau, comme phrase. Hyper bateau... "Je veux dire.. ça détermine notre existence, en quelque sorte... ça a son importance, vraiment... et d'ici quelques années, vous en rirez probablement, tous les deux."