Ses doigts aux ongles parfaitement manucurés profitaient de la chaleur émanant de sa tasse de café encore brûlant. L'été tardait à pointer le bout de son nez en cette fin de mois de juin, et la jeune femme supportait bien sa veste élégante, qu'elle n'avait pas quitté en s'installant à une table du chaudron baveur. Elle avait tendance à trouver le décor du pub sorcier plutôt vulgaire, de même que sa fréquentation, et ce n'était pas d'office le genre de lieu public qu'elle déciderait de fréquenter, malgré leur proximité avec les locaux de Sorcière Hebdo, mais elle avait appris depuis un moment déjà que les meilleures informations ne se récoltaient pas dans le confort tranquille d'un salon huppé réservé aux sangs purs uniquement (encore que) mais bien dans ce genre d'endroit, et même quand elle était en pause comme maintenant, Villanelle restait toujours à l'affût de la moindre information, du moindre détail susceptible de piquer sa curiosité et de renforcer la réputation de sa rubrique tout ce qu'il y a de plus sordide - pour son plus grand plaisir.

Elle sirotait tranquillement son café tout en regardant autour d'elle. Les lieux n'étaient pas encore très fréquentés, et la faune alentour ne lui inspirait pas grand-chose de bien palpitant. Pour le scoop du siècle, il lui faudrait certainement repasser. Ou non. Au moment même où cette pensée s'imposait à son esprit, un jeune homme fit son irruption dans le pub et s'installa à une table. Un sourire satisfait étira les lèvres de Villanella. Voilà de quoi lui donner un peu de grain à moudre.

Ce jeune homme, elle le connaissait. Ils avaient fréquenté la même maison à Poudlard et s'étaient côtoyés à certaines réunions de sangs purs, autre détail d'importance, la même marque ornaient leurs avant-bras. Elle n'irait pas dire qu'ils étaient proches ni même amis par ailleurs, mais c'était tout l'intérêt. Elle préférait l'attrait du scandale aux valeurs surfaites de l'amitié. Elle finit le contenu de sa tasse et se leva, plissa sa robe de marque, veillant à être toujours aussi impeccable, tirée à quatre épingles.

-Cette place est libre ? demanda-t-elle en désignant la chaise vacante à la table de Caleb. Elle n'attendit pas sa réponse et s'assit d'office, détendue. Tu vas bien ? J'ai appris pour ton divorce, c'est terrible, vraiment, dit-elle d'un ton si indifférent qu'on ne pouvait en rien douter du fait qu'elle n'avait pas l'intention de ménager ses sentiments. Pas parce que le sujet ne l'intéressait pas, au contraire, même. Mais elle n'avait pas l'intention de perdre du temps en fausse compassion. Tu sais qu'il y a beaucoup de rumeurs qui courent sur votre séparation.

Je n'ai jamais rien eu contre la routine. Je sais que certaines personnes ont cela en horreur, qu'ils ont constamment besoin de nouveaux bouleversements dans leurs existences, mais ça n'a définitivement jamais été mon cas. Bien au contraire, en ce qui me concerne, je me satisfais très bien de simplement faire ressembler ma journée de la veille à celle du jour et du lendemain. Toutes proportions gardées. Je ne fais pas vraiment un travail comme les autres, chaque nouvelle journée aux Mystères apporte son lot... eh bien, de mystères, justement. Quant au reste, on ne peut décemment porter la marque des ténèbres sur son avant-bras et s'attendre à ce que cela n'ait aucune forme d'incidence sur son quotidien.

Mais finalement, ce sont des choses que j'intègre effectivement à ma routine, et qui me servent de repère. Mais les choses ont changé. J'avais des habitudes, des points d'ancrage, et je les ai perdus. Je les ai perdus au moment de perdre Lena. Bien sûr, je ne l'ai pas totalement perdue, nous nous voyons encore régulièrement, ne serait-ce que parce que même si notre divorce a été prononcé, il reste des détails que nous devons régler à titre personnel. Et elle est une mangemort, moi aussi, rien d'illogique, par conséquent, à ce que nous nous voyons régulièrement. Et autant que ce soit dans les meilleurs termes possibles.

Je dirais que nous avons réussi à gérer notre divorce intelligemment. Avec le moins de ressentiment possible. Il y en a forcément, bien sûr, d'un côté comme de l'autre, je pense qu'on ne peut pas se séparer de quelqu'un, avec qui on a été marié et avec qui on a tant partagé, sans avoir au moins un peu de ressentiment, mais dans l'ensemble, je crois que nous avons réussi à gérer la situation avec une certaine maturité, qui n'est pas évidente en temps normal... C'est pour le mieux. Je sais que c'est pour le mieux. Mais du jour au lendemain, Lena n'a plus fait partie de ma routine. Alors dernièrement, elle en faisait partie d'une façon qui n'était pas toujours agréable ou confortable, mais j'aimais quand même... rentrer chez moi, savoir qu'elle était là. Ce n'est plus chez moi, et elle n'est plus là.

C'est pour ça, je pense, que j'ai autant de mal à rentrer chez moi, ces derniers temps. Dernièrement, je me traîne, je travaille tard, et après ça, je préfère dîner au Chaudron baveur que de me risquer dans ma demeure vide. Bon, c'était déjà un peu le cas, avant, mais ça ne s'est pas arrangé, disons. D'un pas presque mécanique, j'entre dans le pub et je me trouve une table à l'écart. Mais j'ai à peine le temps de m'installer qu'on m'alpague déjà.

Je lève les yeux sur Villanelle Abbot. Une "amie". Au sens où tous les sangs purs le sont plus ou moins. Je ne l'ai jamais trop appréciée. Déjà à Poudlard, elle était une fouineuse de première. Et à l'évidence, ça ne s'est pas arrangé étant donné la façon dont elle met les pieds dans le plat d'entrée de jeu avec moi.

-Et je te dois quel pourcentage de ces rumeurs, exactement ? je réponds, pas franchement d'humeur, alors qu'elle évoque directement mon divorce et les bruits qui courent. Connaissant son goût pour les ragots, je ne serais pas surpris qu'elle en ait confectionné un ou deux à son propre avantage. Si tu cherches du croustillant à te mettre sous la dent, ils ont des cacahuètes au comptoir. Mais de toute façon, je pensais que ton rayon, c'étaient les crimes sordides et les niffleurs écrasés.

-Et je te dois quel pourcentage de ces rumeurs, exactement ?

Un sourire aussi radieux qu'innocent accueillit la remarque de Caleb. Elle n'allait pas lui faire l'affront de le contredire ou de se défendre de telles accusations. Elles n'étaient pas spécialement vraies, pour le coup, mais elles auraient tout à fait pu l'être, et elle ne comptait pas le nier, loin de là. Elle assumait avec une certaine forme d'orgueil cette capacité qu'elle avait à faire et défaire des réputations à sa guise et sans forcément de scrupule. L'apparence, l'image, la réputation étaient à la base de tout. Quand on détenait le pouvoir de les manier et de les moduler à sa guise, alors on était capable de tout, et elle estimait qu'il fallait se montrer fier de posséder un tel pouvoir. Inutile de s'en plaindre ou de jouer les planqués. Ce qui était était, et il n'y avait vraiment pas de mal à ça, en tout cas pas pour elle. Et si les autres n'étaient pas capables de se défendre des rumeurs qui couraient sur eux, elle estimait ne pas avoir à s'en sentir responsable, loin de là.

-Si tu cherches du croustillant à te mettre sous la dent, ils ont des cacahuètes au comptoir. Mais de toute façon, je pensais que ton rayon, c'étaient les crimes sordides et les niffleurs écrasés.

-Eh bien, voyons le bon côté des choses, répondit Villanelle, amusée de la réponse de son interlocuteur (elle préférait largement quand ses interlocuteurs avaient du répondant, ceux qui cherchaient bêtement à se défendre en balbutiant des excuses stupides ou s'enfermaient dans le mutisme étaient les pires pour elle), tu as perdu une femme mais tu as considérablement gagné en sens de l'humour, en ce qui me concerne, je prends ça pour un progrès.

Elle observa le fond de sa tasse de café, dans laquelle ne demeuraient que quelques gouttes, qu'elle but tout de même sans en laisser une seule avant de reporter une fois encore son regard sombre et profond sur son interlocuteur.

-Il n'y a pas de mal à être polyvalent, tu sais. Et puis, votre histoire a toujours été un peu sordide, il faut bien le reconnaître. Elle l'observait avec toujours autant d'attention, une insistance qu'elle voulait dérangeante. Je me demande vraiment ce qui a pu provoquer votre séparation quand on sait que vous avez continué de filer le parfait amour après que tu l'aies torturée devant témoin.

Y passer par quatre chemins ? Pas le genre de Villa. Elle n'était pas présente, certes, mais elle avait suffisamment entendu cette histoire pour en tirer ses leçons.

Je grimace au moment d’entendre la journaliste avide de scandale me faire remarquer que si j’ai perdu une femme, j’ai en revanche gagné en sens de l’humour… En tout cas, si c’est de l’humour qu’elle cherche à faire, elle, je lui conseillerais très clairement de revoir sa copie, elle n’est pas drôle, et son impertinence n’a rien de charmante, chose qu’elle pense peut-être. Non, je ne cherche pas à être drôle. Au mieux, je veux être incisif. Et surtout, je voudrais, par-dessus tout, qu’elle me fiche la paix. On va peut-être me dire que dans ces circonstances, j’ai plutôt intérêt à m’entourer, mais en ce qui me concerne, là, maintenant, j’ai surtout envie d’être seul.

Et s’il m’avait pris l’envie de m’entourer de qui que ce soit, ce n’est clairement pas sa compagnie que j’aurais recherchée, loin s’en faut. Mais elle est là, et elle n’a pas l’air de vouloir me lâcher la grappe. Les filles du genre de Abbott sont de vraies sangsues, est-ce que ça surprend quelqu’un ? Je sais pertinemment qu’elle va me tenir la jambe autant de temps qu’elle le pourra / voudra pour son propre amusement en se fichant bien de mes propres états d’âme. Il n’y a pas à chercher bien loin pour voir clair dans son fichu jeu. Et je manque de patience.

Alors elle reprend, elle insiste, et elle prend un soin tout particulier à appuyer où ça a le plus de chances de faire mal, c’est-à-dire en pointant le caractère « sordide » de ma relation avec Elena. Je n’ai aucune envie de l’autoriser à dire des choses pareilles, mais en même temps… Puis-je lui donner tort ? J’en doute fort. Notre histoire a été marquée d’épreuves qu’aucun couple ne devrait connaître. Ces histoires d’infidélités mais surtout de fausse couche dissimulée ont donné le coup de grâce à notre relation, mais cette dernière était d’ores et déjà plus que fragile, avant tout ça…

Nous pensions tout surmonter à cause de tout ce que nous avions enduré, mais chacune de ces épreuves, justement, nous avait un peu plus rapprochés d’un certain point de non-retour duquel nous n’avions pas conscience d’approcher. C’est la vérité, ce n’est pas pour autant que je veux autoriser mon interlocutrice d’y aller de son commentaire sur la question. Ce serait complètement déplacé.

-Tu sais que tu pourras présenter la chose de toutes les manières que tu voudras, je ne t’accorderai pas ne serait-ce qu’un début d’explication. C’est déjà beaucoup qu’elle ait mon attention. Trouve-toi un autre os à ronger, tu veux bien ? ça ne doit pas franchement manquer, en ce moment, non ?

Vu le climat actuel, que nous participons à créer, évidemment, il ne faut pas forcément s’attendre à autre chose.

-Tu sais que tu pourras présenter la chose de toutes les manières que tu voudras, je ne t’accorderai pas ne serait-ce qu’un début d’explication.

Oui, ça c'était ce qu'il pensait, évidemment, comme ils le pensaient tous, toujours, avant que Villa, d'une manière ou d'une autre, ne parvienne à leur tirer les vers du nez, et si ce n'était pas en les confrontant personnellement, c'était en en passant par des tiers. Quand on avait à cœur de connaître la vérité (même si on pouvait aussi dire que la vérité était une notion un rien subjective), on trouvait toujours un moyen de l'obtenir. Et quand, comme c'était le cas de Villanelle, on n'avait globalement que peu de scrupules, la tâche s'en voyait nettement facilitée. Villa ne reculait devant rien pour obtenir les réponses aux questions. Quelles questions ? Celles que d'autres se posaient, celles que ses lecteurs n'avaient pas conscience de se poser avant que de leur agiter les réponses sous le nez.

C'est ça, le talent des journalistes, peu importe à quel point leur réputation peut être scandaleuse ou non au demeurant. Elle sentait bien que Lestrange allait être tenace et difficile à convaincre, mais elle ne s'inquiétait pas vraiment de parvenir à ses fins. Elle avait des ressources à revendre de son côté, et si l'assaut frontal ne fonctionnait pas, ce n'était pas grave, elle trouverait bien une autre méthode, il y avait toujours une autre méthode. L'essentiel était de parvenir à bien cerner la personne à qui on avait affaire. Et sur ce point aussi, Villa considérait qu'elle n'était pas si mauvaise, et même qu'elle pouvait être sacrément redoutable. En même temps, Villa était très imbue d'elle-même. En conséquence, elle ne tendait à se reconnaître qu'un nombre relativement restreint, si ce n'est inexistant, de défauts.

- Trouve-toi un autre os à ronger, tu veux bien ? ça ne doit pas franchement manquer, en ce moment, non ?

-Je te le confirme, je vis l'âge d'or de ma profession, en ce moment, répondit-elle, absolument rayonnante. Tu devrais te sentir d'autant plus honoré du temps que j'accepte de te consacrer malgré tout. Je sirote le fond de ma tasse et reprends. Relax, Caleb, je suis même pas sur mes horaires de travail, là. Faux, ses horaires de travail, c'était tout le temps, dès lors que la situation s'y prêtait. Je m'intéresse à toi, je vois pas quel mal il peut y avoir à ça.

L'absence de scrupule qu'est capable d'afficher Villanelle est exaspérante. Cette fille est d'une suffisance incroyable. Par où on l'attaque, jamais elle ne se sent affectée, au contraire, elle se nourrit de tout ce qu'on lui dit de déplaisant et s'en amuse. Elle a conscience de faire son beurre sur le malheur des autres et plutôt que de développer des scrupules légitimes à ce sujet, elle en fait une vaste farce. Je pourrais trouver cela admirable si cela ne m'apparaissait pas à ce point agaçant.

Et ça en dit long sur la personne. Elle sera tout bonnement capable de tout pour ses propres intérêts. Difficile de ne pas trouver cela absolument déplorable. Qu'elle se réjouisse de pouvoir faire son beurre sur le drame ambiant de façon si décomplexée m'interroge. D'un autre côté, elle a plus de cran que moi. Je peux faire mine de ne pas m'en réjouir personnellement, mais puisque je participe activement à ce climat de terreur, ne suis-je pas naturellement responsable moi aussi ? A l'évidence oui.

Pour ce qui est d'être honoré du temps qu'elle me consacre malgré tout, j'aurais évidemment préféré qu'elle s'épargne un tel effort, mais elle s'en moque, manifestement, et je sens qu'elle prend plaisir à voir à quel point cette interaction me déplaît. Un parasite qui se nourrit des drames à grande échelle et personnels des uns et des autres, voilà ce qu'elle est. Et quand elle me dit qu'elle n'est pas sur ses horaires de travail, je ne vois pas en quoi ça change quoi que ce soit. A l'évidence, à la ville comme à la scène, elle reste la même. Une jeune femme insupportable, qui pense que tout lui est du. Horaires de travail ou pas, elle est décidée à me mener la vie dure, et moi je n'ai pas du tout la patience pour ça.

-Il y a du mal à tout ce que tu fais, Abbot.

Elle peut trouver ça gratuit, je m'en moque. Toute sa démarche transpire la mauvaise intention, je ne vais pas faire comme si je ne le remarquais pas. Oui, il y a du mal à tout ce qu'elle fait, et j'ai intérêt à rester vigilant, parce que je sais que chacun des mots que je peux prononcer pourra éventuellement être retourné contre moi.

-Tu m'as toujours ignoré jusqu'à l'annonce de mon divorce, et je ne m'en portais pas plus mal, j'apprécierais que tu continues ainsi. Je ne demande qu'à être inintéressant à tes yeux.

-Il y a du mal à tout ce que tu fais, Abbot.

Un doux rire, légèrement cristallin, s'échappa des lèvres de Villanelle à la remarque de son interlocuteur. Certains prendraient sans doute particulièrement mal ce genre de remarques, ce n'était définitivement pas le cas de la journaliste, qui avait assassiné la honte, l'avait enterrée au fond de son jardin et ne l'en déterrait jamais que pour la faire subir à ses "cibles" sans l'ombre du moindre scrupule et sans jamais se remettre en question de son côté. Non, ça ne la dérangeait pas que l'on juge ses actions et que l'on pointe du doigt le "mal" qu'elle faisait.

Elle avait ruiné des carrières et des réputations, elle avait tout à fait conscience de ne pas être un enfant de choeur, tout comme du fait qu'on ne pouvait pas en être un quand on avait pour ambition de faire un travail impactant. "Il y a du mal dans tout ce que tu fais", pour l'insensible Villanelle, c'était presque un compliment, tout compte fait. Prendre toute insulte pour un compliment, quand on était la redoutable Villanelle Abbot, c'était faire montre de toute l'autopréservation nécessaire. Les scrupules en journalisme, c'était la mort du métier et surtout de l'efficacité. Elle ne prendrait pas le risque de tomber dans un tel écueil, vous imaginez bien.

-Tu m'as toujours ignoré jusqu'à l'annonce de mon divorce, et je ne m'en portais pas plus mal, j'apprécierais que tu continues ainsi. Je ne demande qu'à être inintéressant à tes yeux.

-Pour ça, il fallait continuer d'être inintéressant. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même si tu as réussi à piquer ma curiosité, répondit Villanelle qui, bien sûr, n'avait aucune envie ni aucune intention de s'arrêter en si bon chemin.

Elle le toisa avec insistance, adoptant pour la peine son regard le plus pénétrant, celui qui était supposé vous transpercer l'âme, vous mettre mal à l'aise et vous donner l'impression que tous vos petits secrets étaient déjà à elle. Elle était douée pour afficher ce genre d'airs-là. C'était sa marque de fabrique.

-Il faut que tu aies bien conscience du fait que, que tu le veuilles ou non, je vais être sur des côtes constamment à partir de maintenant. Alors crois bien qu'on y gagnera tous les deux si tu acceptait de te montrer au moins un peu conciliant. Ce sera bien moins pénible pour toi, je peux te l'assurer.

Il faut vraiment avoir abandonné ses scrupules, voire son âme au berceau pour se comporter comme Villanelle n'hésite pas à le faire, avec cette fierté et cette assurance si susceptibles de vous taper sur le système (et à tous les coups, elle en rajoute parce qu'elle sait que ça agace les gens, elle est vicieuse à ce point-là). Elle est vraiment... les mots me manquent pour décrire le culot dont elle fait montre. Ce qui est sûr en revanche, c'est qu'elle m'agace, et sur ce point, elle ne fait pas semblant. Je sais, je n'ai pas de raison de m'émouvoir d'une situation que je provoque en grande partie en tant que mangemort. Mais j'ai un minimum... je sais pas... de respect, de déontologie... Autant de termes dont je ne suis même pas certain que Villanelle connaisse vraiment la définition.

-Arrête, ta curiosité serait piquée par un niffleur écrasé sur le trottoir, je ne suis pas une exception, je rétorque avec de moins en moins de patience.

Je sais que, dernièrement, mon divorce est le sujet que l'on s'arrache, parce que c'est la seule chose que trouvent à se dire ceux qui n'ont absolument plus rien à se raconter. Je ne suis pas dupe, j'en ai totalement conscience. Mais je sais aussi que Villanelle fait un sujet de curiosité de n'importe quoi, parce qu'elle est capable de monter en épingle n'importe quelle histoire, même celles qui ne méritent vraiment pas de s'y attarder, parce qu'elles ne relèvent d'aucune forme d'importance.

Et la manière qu'elle a d'insister prouve encore qu'elle ne lâchera pas la grappe. Elle pourrait parler à un mur que ce serait la même chose. Elle n'attend pas vraiment qu'on l'écoute ou s'intéresse à ce qu'elle dit, parce que seule importe la haute opinion qu'elle a d'elle-même, et de ce point de vue, elle est... au-dessus de la mêlée, dans le pire sens du terme. Je le sens bien, elle va monologuer sur ma vie sans me laisser en placer une et disposer de mes informations personnelles comme elle l'entend. Sans façon.

-Mais ce sera pénible dans tous les cas, je soupire en fouillant dans mon sac en quête de ma lecture du moment. Le meilleur moyen de faire, c'est peut-être de ne plus lui répondre et de faire comme si elle n'existait pas. Alors je plonge le nez dans mon bouquin. Si tu aimes parler toute seule, fais-toi plaisir.

-Arrête, ta curiosité serait piquée par un niffleur écrasé sur le trottoir, je ne suis pas une exception.

Décidément, Villanelle ne connaissait pas à Caleb un tel sens de la repartie. Elle doit admettre apprécier le découvrir sous ce jour en particulier. En toute honnêteté, elle était très amusée par ce jour qu’elle lui découvrait. Elle ne savait pas s’il était tout le temps comme ça ou si c’était son récent divorce qui le mettait sur les nerfs comme ça, mais Villanelle estimait que ça lui allait plutôt bien. On pourrait aisément croire que la journaliste préférait les gens moins agités, les cibles faciles et malléables, mais ce serait mal la connaître. Elle tirait une sincère satisfaction à voir les autres se sentir piquer et afficher toute la verve dont ils étaient capables en conséquence.

Oui, c’était une intarissable source d’amusement pour elle. Et oui, dans le fond, Caleb avait effectivement raison, si elle découvrait un niffleur écrasé sur le trottoir, sa curiosité serait en effet piquée. Pour chaque situation, elle estimait qu’il fallait se poser les questions qui s’imposaient, et elle appelait ça de la saine curiosité, ni plus ni moins. Mais elle n’attendait pas de Caleb qu’il le comprenne. Il en comprenait assez. Elle ne l’érigeait pas en exception, personne n’était exceptionnel à ses yeux. Mais il était possible de rendre l’histoire de n’importe qui sensationnelle si on savait y mettre savamment les formes.

-Mais ce sera pénible dans tous les cas. Si tu aimes parler toute seule, fais-toi plaisir.

Elle savait qu’il y en avait beaucoup qui ne supportaient pas le rejet, et qui ressentaient le besoin d’être aimés quoi qu’il advienne. Fort heureusement pour la journaliste, elle ne souffrait pas de ce trait de caractère qu’elle considérerait aisément comme une véritable tare. Non, elle était loin de se rembrunir quand on la malmenait ou qu’on lui faisait clairement comprendre que sa présence dérangeait. C’était tout l’inverse qui se produisait, même. Villanelle se nourrissait, purement et simplement, de ces singuliers concours de circonstances qui tenaient lieu de divertissement pour elle, quand ils ne donnaient pas matière à des articles qu’elle estimait, selon ses propres termes bien sûr, proprement passionnants.

-Je te remercie. Je n’attendais pas après ton autorisation, mais il est vrai que j’ai toujours eu plaisir à me faire la conversation, j’ai toujours des choses fascinantes à dire. Je reconnais que ce n’est pas chose donnée à tout le monde.

Mais je sais rendre la vie des autres fascinantes, en revanche, et ça, je considère que c’est un vrai talent de ma part, et qui mériterait même d’être applaudi.

-Alors, qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant que tu es fraîchement divorcé ? Je suppose que tu dois déjà être en quête d’une nouvelle épouse, pas vrai ? Ou si ce n’est pas le cas, j’imagine que tes parents s’en chargent pour toi. Elle l’observa, une lueur malicieuse dans le regard. Tu y gagneras certainement au change, j’ai toujours eu un doute quant à la qualité du sang de ta moitié. Il aurait été dommage d’entacher ton illustre lignée.

Villanelle me répond, avec son insolence habituelle, qu'elle n'attendait pas après mon autorisation. Honnêtement, elle ne dit rien qui me surprenne. Il est évident que Villanelle Abbot est du genre indocile, incapable de se laisser entendre raison de qui que ce soit. Elle préfère n'en faire qu'à sa tête. Si bien que c'est à se demander comment elle fait pour répondre aux exigences de notre maître sans péter un câble. Je suppose pour ma part que, à un moment ou à un autre, ça va finir par se retourner contre elle. Et le jour où ça arrivera, je n'ai pas l'intention de pleurer sur son sort. On récolte ce que l'on sème, selon moi.

Et Villanelle a tendance à s'en sortir un peu trop bien depuis un peu trop longtemps, si vous voulez mon avis sur la question. Enfin, elle n'a donc pas l'intention de lâcher l'affaire, et je dois subir ses bavardages. Si j'avais su, je serais rentré directement chez moi. Certes, me retrouver seul sans Lena n'est pas une perspective qui me plaît, mais ça aurait mieux valu. J'aurais tout à fait pu prendre un verre chez moi plutôt qu'ici. Sur ce point, je ne peux définitivement m'en prendre qu'à moi-même. A mes choix déplorables.

Elle ajoute qu'elle a plaisir à se faire la conversation à elle-même. Super, premier pas vers la folie, si vous voulez mon opinion sur la question (mais je sais bien que personne ne me l'a vraiment demandée ni ne s'y intéresse sincèrement).

-Pourtant, ce n'est jamais de ta vie que tu parles mais toujours de celle des autres, c'est que la tienne doit être loin de palpitante, contrairement à ce que tu voudrais laisser croire, je réplique en sachant que je ne devrais pas.

Non, à la place, je devrais laisser couler, mais que voulez-vous... Elle me rentre dedans sans arrêt, alors il est tentant de lui rendre la pareille, même si j'ai bien conscience de rentrer dans son jeu. En ce qui la concerne, elle ne doit attendre que ça, dans le fond.

De toute manière, rien ne l'arrête, et elle se moque bien de ce que je suis susceptible de lui dire ou non, ses paroles le prouvent bien assez alors qu'elle continue de m'interroger avec une obstination qui devient de plus en plus incommodante. Non, je ne suis pas déjà en quête d'une nouvelle épouse. Il faudra que je songe à la question, mais pour le moment, j'ai tout sauf envie de me remarier, lignée à perpétuer ou pas, qu'importe. Je ne veux pas de ça. Mais mes parents ne l'entendront pas de cette oreille, à coup sûr.

-Plutôt que de te soucier de ma vie maritale, tu devrais plutôt t'inquiéter de la tienne, tu ne crois pas ? Pas même un fiancé à ton âge, ça fait mauvais genre...

Oui, elle est jeune, mais pas selon nos critères. Selon les critères des sangs purs, elle devrait être fiancée depuis bien longtemps.

-A croire que personne ne veut de toi, qui l'eut cru ?

-Pourtant, ce n'est jamais de ta vie que tu parles mais toujours de celle des autres, c'est que la tienne doit être loin de palpitante, contrairement à ce que tu voudrais laisser croire.

Nouveau sourire de sa part. A croire que Villanelle en avait pour n'importe quelle circonstance. C'était loin d'être faux. Oui, elle avait un sourire par circonstance, en fonction des piques qu'on lui adressait dans l'espoir de l'atteindre, et elle refusait catégoriquement de se laisser atteindre par aucune d'entre elles. Elle voulait se croire plus forte que cela. Oui, elle ne parlait jamais de sa vie. Elle n'avait pas particulièrement envie de se retrouver à la place de ceux qu'elle traînait dans la boue, même si ça avait de bonnes chances de lui pendre au nez. Ce n'était pas grave.

Sa vie, en vérité, n'était pas si intéressante. Elle n'avait pas réellement de cadavre dans son placard, il n'y avait pas vraiment de choses qu'on pouvait lui reprocher. Elle était plutôt transparente sur elle-même. Il n'y avait pas grand-chose à voir que toutes les informations que les autres connaissaient déjà. Le seul risque allait à sa réputation, qui n'était pas forcément la meilleure, mais sa réputation, elle la portait comme une robe de sorcière bien ajustée, elle la vivait très bien.

-Plutôt que de te soucier de ma vie maritale, tu devrais plutôt t'inquiéter de la tienne, tu ne crois pas ? Pas même un fiancé à ton âge, ça fait mauvais genre...

Combien de fois en entendait-elle parler, de sa vie maritale. C'était normal, elle avait l'âge de se prendre un époux, et vu son nom et son statut de sang, tout le monde l'attendait au tournant. Quant à son père, il devait caresser l'espoir que cela tempère son caractère enflammé, mais elle ne comptait pas partir à la chasse au fiancé si personne ne l'y forçait. Elle n'était pas encore prête à renoncer à sa liberté, cette dernière était bien trop grisante, bien trop précieuse, elle ne se sentait absolument pas prête à en faire le sacrifice encore.

-A croire que personne ne veut de toi, qui l'eut cru ?

-Il est si facile d'influencer les désirs des autres, je ne me fais aucune inquiétude quant à mon avenir marital. En revanche, je pense qu'il peut parfaitement attendre. Elle lui adressa un sourire. Tu sais, si tu es intéressé, il y a d'autres manières de le formuler, ajouta-t-elle dans le but de le piquer, pas franchement parce qu'elle pensait ce qu'elle disait.

La vision que Villanelle a de son rapport aux autres et des rapports humains de manière générale me sidère. Tout, à ses yeux, semble être matière à manipulation. Tout semble n'avoir vocation qu'à servir ses intérêts. Influencer les désirs des autres pour en tirer parti... Je fréquente au quotidien des personnes cruelles, sans pitié, dans notre cercle, c'est normal, c'est même naturel, et il en faut, de la cruauté, pour parvenir à nos fins. Mais elle, c'est au-delà de la cruauté, son absence de scrupules est remarquable. Insupportable, aussi, mais je l'envierai presque.

La vie doit être bien plus simple quand on adopte son point de vue, c'est le sentiment qu'elle me donne, en tout cas. A l'écouter, tout coule de source, tout va de soi, tout est simple et rien n'est grave. Les situations les plus chaotiques finiront toujours, d'une façon ou d'une autre, à aller à son avantage. C'est beau et facile à dire. Moi j'en serai incapable, vraiment très incapable.

-C'est exactement ce que j'allais te dire, je réplique quand Villanelle ose suggérer que si j'étais intéressé, je devrais le formuler autrement.

Intéressé ? Certainement pas. Outre le fait que je suis loin d'être remis de mon divorce, jamais, même dans un million d'années, je ne me rapprocherai d'une personne telle que Villanelle Abbot. Elle est trop excessive, un véritable nid à emmerdes. Elle est belle, mais c'est tout ce qu'elle a pour elle. Et sa démarche, son approche, n'ont certainement pas vocation à me plaire en quoi que ce soit. Franchement, là, tout de suite, tout ce que je veux, c'est avoir la paix, avoir la paix un point c'est tout. Je ne pense pas que ce soit trop demandé, pas vrai ?

-Si c'est ton objectif, tu perds ton temps. Tu n'as rien pour toi en dehors de ton sang. Et ça sans même parler de ta déplorable réputation. Avant de te soucier de l'image des autres, tu devrais envisager de redorer ton propre blason. Et il y a clairement du travail.

Mais elle s'en fiche, je le sais déjà. Elle vit très bien avec son horrible réputation en faisant des réputations pires encore à quiconque osait se confier un peu trop à elle, ou même décidait de ne pas se confier, d'ailleurs.

-C'est exactement ce que j'allais te dire.

Intéressée par Caleb Lestrange ? En tout honnêteté, Villanelle pourrait l'être, conformément à des critères très objectifs qui ne pouvaient que la mener à la conclusion que le jeune homme était un excellent parti, sur lequel se précipiteraient bien vite toutes les jeunes filles à marier de sang pur qui désespéraient de trouver un mari digne de ce nom. Il était jeune, il était de bonne famille, il était riche, il était intelligent, il avait une bonne situation et il n'était pas désagréable à regarder... Il avait tout pour lui, si ce n'est cette tare non négligeable : il était divorcé. Mais c'était une tare dont on pouvait s'accommoder. Alors oui, Villanelle pourrait objectivement être intéressée si elle s'intéressait vraiment à l'éventualité d'un quelconque mariage, ce qui était tout sauf le cas. La jeune femme n'y couperait pas, et ils étaient suffisamment nombreux à le lui répéter pour qu'elle ne puisse l'ignorer, mais tant qu'elle avait du temps devant elle, tant qu'on ne la privait pas de sa liberté et de son indépendance, elle ne voyait vraiment, vraiment pas pourquoi elle se priverait tant qu'elle pouvait en profiter. Elle aimait sa vie telle qu'elle était présentement. On aurait bien du mal à faire qu'elle y renonce.

-Si c'est ton objectif, tu perds ton temps. Tu n'as rien pour toi en dehors de ton sang. Et ça sans même parler de ta déplorable réputation. Avant de te soucier de l'image des autres, tu devrais envisager de redorer ton propre blason. Et il y a clairement du travail.

Oh, comme il était chafouin, le petit Caleb ! Il avait beau dire qu'elle n'avait rien pour elle en dehors de son sang, Villanelle ne se sentait pas franchement affectée par cette affirmation. Elle savait que c'était faux. Déjà, quand bien même elle n'aurait que son sang pour elle, c'était un argument suffisant pour invalider tous les autres dans tous les cas, ensuite, elle savait qu'elle avait ses qualités. Elle en avait dans la caboche, elle était maline, et aussi, elle savait qu'elle plaisait, certains hommes n'étaient pas franchement subtils -quand venait le moment de le lui faire comprendre. Après, il est certain que sa réputation n'était pas très heureuse, et le pire dans tout ça, c'est que Villanelle l'aimait bien, cette réputation, et aurait même tendance à l'entretenir, juste comme ça, juste pour le plaisir.

-Mais un beau mariage avec un jeune homme bien sous tout rapport qui aurait transformé l'impétueuse empêcheuse de tourner en rond que je suis en sage mère de famille serait précisément la meilleure manière de redorer mon blason, tu ne crois pas ? Et puis, n'imagine pas que tu puisses te permettre les mêmes exigences qu'avant. Un homme divorcé, ça fait tache... mais toujours moins que d'associer son nom à un autre nom douteux, ceci dit. Villanelle sourit. Mais ne t'inquiète donc pas, tu ne m'intéresses pas pour ces raisons-là. On pourra toujours en rediscuter dans quelques années, si tu veux.

Plus j'entends mon interlocutrice parler, plus je comprends qu'elle n'aurait sans doute pas pu faire un autre métier (puisqu'il lui faut avoir un métier, apparemment) que journaliste. Elle a suffisamment observé les codes sociaux pour les manipuler à sa guise, et pour chaque question qu'on lui pose, elle a toujours une réponse toute faite.

Ce qui ne veut pas dire que c'est une bonne réponse pour autant, ou que cette dernière est acceptable, mais elle ne se laisse jamais démonter. Il est plus important pour elle d'avoir toujours un mot à dire, une vérité à donner, même si c'est juste la sienne, que de s'embarrasser de faits bruts, qui ne seraient pas contestable. Et elle a la tchatche, aussi, elle serait sans doute capable de monologuer des heures et des heures sans jamais se lasser.

Je ne fais aucun commentaire par rapport à ce qu'elle affirme. Elle n'a pas entièrement tort. Vu la sale réputation qu'elle se coltine, la meilleure chose qui puisse lui arriver afin de redorer son blason est bel et bien un beau mariage, mais j'ai honnêtement du mal à savoir qui serait capable d'accepter sa main, en l'occurrence.

Elle a aussi raison que ma réputation ne vaut pas forcément mieux à l'heure actuelle. Elle a raison, en tant qu'homme divorcée, ma réputation n'est plus aussi digne qu'à une époque. Ceci dit, je ne suis pas le "fautif" de la situation. Même si nous avons communiqué le moins de détails possibles quant à notre séparation, il est évident que c'est surtout Lena qui va réparer les pots cassés, vraiment. Mais pour l'instant, je m'en moque. J'en suis à des années-lumière de songer à une prochaine union. On me rappellera bien assez vite à mes devoirs, je n'en doute pas, mais en attendant, je préfère vaquer à des occupations qui n'ont rien à voir avec mes affaires de coeur.

Dans tous les cas, Villanelle Abbot n'est pas sérieuse, elle ne m'a pas dans le collimateur, et elle me le dit de but en blanc, sans spécialement de réserve.

-Au rythme où tu vas, il ne restera pas grand-chose de toi d'ici quelques années, je réplique en la jaugeant d'un regard qui en dit long sur ce qu'elle m'inspire. Maintenant, j'aimerais finir mon repas en paix, si c'est pas trop demandé.

Si, c'est beaucoup demandé, quand on est en présence de Villanelle, mais passons.

-Au rythme où tu vas, il ne restera pas grand-chose de toi d'ici quelques années.

Comme toutes les remarques, pourtant toutes plus acerbes les unes que les autres, que daignait lui adresser son interlocuteur, Villanelle accueillait celle-ci avec le sourire et sans la moindre réserve. Elle aimait entendre ce que l'on pensait d'elle, et elle aimait que cette pensée s'exprime sans détour. Certes, quand c'était le cas, cela jouait rarement en sa faveur, mais dans le fond, ça lui était pour ainsi dire absolument égal. Même, complètement égal, en fait. Elle se contentait de s'amuser d'une situation qui, le pensait-elle du moins, jamais ne lui échapperait. Mais c'était sans doute parce que, contrairement à son interlocuteur, elle refusait assez obstinément de se projeter, au bout du compte.

Elle vivait l'instant présent, et sur l'instant présent, elle avait vraiment le sentiment d'avoir le contrôle et l'avantage. Bien sûr, c'était faire l'omission de nombreuses variables, de nombreux "détails" qui n'en étaient pas, et qui pourraient bien finir par lui exploser en pleine tronche. Mais en attendant, elle entendait chaque attaque comme autant de mécanismes de défense. On était impuissant, désarçonné face à sa verve et son absence totale de scrupule, et c'était typiquement la réaction qu'elle tenait à provoquer.

-Maintenant, j'aimerais finir mon repas en paix, si c'est pas trop demandé.

-C'est beaucoup demandé, répliqua Villanelle avec son habituelle aplomb.

Elle l'observa un instant sans bien sûr se lever de son séant. Elle l'avait peut-être assez tourmenté pour aujourd'hui, ceci dit, mais elle en ressortait avec un certain sentiment d'insatisfaction. Ce n'est pas ainsi qu'il veut que les choses se passent.

-Tu sais tu donnes de toi-même une image absolument misérable, à traîner seul dans ce genre d'endroits. Si tu veux donner de toi une image convenable, tu devrais penser à reconsidérer tes nouvelles habitudes de jeunes divorcés dépressifs. C'est un vrai tue-l'amour, tu sais. Si tu penses que tu passes pour un grand romantique désoeuvré, tu te fourres complètement le doigt dans l'oeil. Je te jure, sur certaines de photos que j'ai prise de toi, on dirait que t'es à deux doigts de te foutre en l'air. Pas que ça me regarde - quoique tout me regarde -, mais sache que ce n'est pas spécialement vendeur, en tout cas.

L'avait-elle vraiment pris en photo à son insu ? La réponse était non, mais ça, il n'avait pas besoin de le savoir. Il ne pourrait qu'être porté à le croire, parce que tout le monde, absolument tout le monde, savait que c'était bien son genre. Et elle ne s'en cachait pas vraiment.

Je veux bien l’admettre, j’ai clairement été naïf. A quoi est-ce que je m’attendais ? Je savais pertinemment qu’elle n’allait pas s’en aller sous le prétexte que je le lui demandais. Elle n’est pas de ces personnes dont on se débarrasse si facilement. Non, Villanelle appartient, définitivement, à la catégorie des sangsues, il ne faut pas s’attendre à la voir débarrasser le plancher tant qu’elle n’aura pas obtenu son dû. Et quel dû cherche-t-elle à obtenir, en l’occurrence ? J’aurais bien du mal à le dire. Une information croustillante à se mettre sous la dent, je suppose, et je n’ai pas spécialement envie de lui offrir ça, je dois bien le dire. Si je peux me l’épargner, je le ferai avec le plus grand des plaisirs, vraiment.

Et donc, plutôt que de s’en aller, elle fait le choix d’en rajouter encore une couche, comme si elle n’en avait pas suffisamment déjà fait comme ça. Elle affirme que je donne une image de moi absolument misérable en traînant seul dans un endroit tel que le Chaudron baveur. Je le sais, et si je n’étais pas à ce point malheureux, j’y prêterais une plus grande attention, mais en l’occurrence, ça m’est égal, parce que si je donne une image de moi assez misérable, c’est que, misérable, je le suis, je le suis vraiment. Je ne vais pas bien, je ne vais pas bien du tout, c’est aussi simple que cela. Et je n’ai pas réellement envie de prétendre le contraire.

-Je me moque que mon comportement soit un tue-l’amour, je te l’ai dit, je ne cherche pas à remplacer Lena. Je ne cherche pas à me vendre.

Pas dans l’immédiat, en tout cas, c’est certain… Non seulement ce serait déplacé, mais surtout, je n’ai absolument pas la tête à cela. Et je me fiche de passer ou non pour un grand romantique désoeuvré, je veux juste qu’on me laisse tranquille, qu’on me laisse faire le deuil d’une relation qui a certes été très compliquée, mais qui a terriblement compté pour moi. Et aussi, je veux, simplement, qu’on me laisse le droit d’être malheureux quand je le suis. Je sais, c’est déjà en demander beaucoup trop. Tant pis.

-Et au demeurant, ce n’est pas non plus avec un tel comportement que tu seras à même de te faire passer pour la jeune fille de bonne famille que tu es supposée être. Tes parents devraient certainement t’en toucher un mot ou deux avant qu’il ne soit trop tard. Quoique ça ne servirait pas à grand-chose, pas vrai ? Tu es forte pour parler, en revanche, tu es lamentable quand il s’agit d’écouter.

-Je me moque que mon comportement soit un tue-l’amour, je te l’ai dit, je ne cherche pas à remplacer Lena. Je ne cherche pas à me vendre.
-Et c'est un grand tort de ta part, répondit Villanelle du tac au tac sans chercher à laisser à son interlocuteur le moindre instant de répit.

Elle avait beau comprendre, quelque part, le point de vue de Caleb (d'autant qu'elle était bien placée pour parler, elle qui n'était toujours pas fiancée - pour se mêler de la vie conjugale des autres, il y avait du monde, mais pour envisager la sienne, ça ne se bousculait plus vraiment au portillon, on peut le dire. Elle s'en fichait bien cela dit, ce n'était pas demain la veille qu'elle arrêterait de dire très exactement ce qu'elle pensait. C'était bien simple, elle était dans l'incapacité de faire autrement, alors à partir de là, oui, il ne fallait pas s'attendre  à une autre manière de procéder de sa part, et elle l'assumait plus que fièrement, au passage.

-Ce n'est pas parce que "tu n'es pas d'humeur" à revenir sur le marché que tu ne devrais pas le faire, c'est même l'inverse. C'est même mieux comme ça, t'es pile dans la bonne configuration. Tu laisseras pas tes sentiments brouiller ton jugement, cette fois, tu feras un choix de raison plutôt qu'un choix de coeur, et ta descendance future ne pourra que t'en remercier, crois-moi.

Parce qu'ils étaient tout de même nombreux à l'avoir pensé, mais ils ne savaient pas, dans le fond, d'où venait exactement Elena Gordon, et on pouvait aisément douter de sa légitimité à se présenter au bras de Caleb Lestrange comme si elle avait le sang suffisamment pur pour cela. Enfin... C'était encore un autre débat, donc. Voilà, Caleb devait se remarier tant qu'il était en mesure de jauger ses options la tête froide.

-Et au demeurant, ce n’est pas non plus avec un tel comportement que tu seras à même de te faire passer pour la jeune fille de bonne famille que tu es supposée être. Tes parents devraient certainement t’en toucher un mot ou deux avant qu’il ne soit trop tard. Quoique ça ne servirait pas à grand-chose, pas vrai ? Tu es forte pour parler, en revanche, tu es lamentable quand il s’agit d’écouter.

-Oh j'écoute, je dirais plutôt que je... fais le tri dans les informations que l'on me donne. Crois-moi, en vérité je suis très douée pour écouter, c'est ce qui fait de moi une excellente journaliste, d'ailleurs. Et je suis forte pour lire entre les lignes, au passage.

Elle afficha un sourire dont elle avait le secret : plein d'assurance et d'autosatisfaction.

-Crois-moi, tu m'en as dit bien plus en quelques minutes de conversation que ce que tu peux bien imaginer. Oui, vraiment, je sais écouter.

Je n'ai que faire de l'opinion de mon interlocutrice. Peu importe ce qu'elle pourra bien me dire. Et d'ailleurs, si j'adopte une démarche qui diffère de la sienne, alors j'aurai tendance à penser que je suis sur la bonne voie. Je ne la prendrai certainement pas comme un modèle à suivre. Non, je ne la considère absolument pas comme telle, et il n'est pas question pour moi de la considérer comme telle un jour, certainement pas. Il ne faut pas tant en attendre de ma part, définitivement pas. Alors elle s'égosille pour rien, et j'ai bien conscience que nous perdons tous les deux notre temps, ce qui est une observation absolument insupportable.


Elle n'a pas totalement tort sur certains points, je peux le reconnaître. Pour le prestige de ma famille, et pour la pérennité de mon nom, il y a des choses qu'il faudrait que je daigne à prendre en considération avec davantage d'attention et de soin, mais j'ai décidé d'échelonner mes priorités d'une autre manière, et ça m'est égal, très honnêtement. Pour le moment, mon image, ma réputation, mon nom... toutes ces considérations m'apparaissent très lointaines. Et ce n'est pas Villanelle Abbot qui va subitement changer ma manière de penser, certainement pas.

-Epargne-toi de te préoccuper de ma descendance, tu veux bien ? Je t'ai rien demandé, je te demande rien. Enfin si, je te demande de partir, mais ça t'es pas fichue de l'intégrer, visiblement.

J'en ai vraiment assez de cette discussion, surtout, je ne veux pas songer à ce que tout ceci remue en moi. C'est beaucoup trop, et je ne veux vraiment pas ça. Toutes ces histoires, j'y réfléchirai en temps voulu, et je ferai ça tranquillement, dans mon coin, par mes propres moyens, sans personne pour me tenir la bride, sans personne pour venir m'emmerder. J'en ai assez, et je n'ai pourtant pas envie de perdre ma patience ou mon sang froid : parce que, dans le fond, je devine qu'il n'attend que ça. Et moi, ça m'agace.

-Eh bien si j'en ai suffisamment dit, tu admettras toi-même que cette conversation a assez duré, n'est-ce pas ? Allez, va jouer les journalistes chevronnées ailleurs.

C'est ma dernière tentative. Si ce n'est pas elle qui pars, eh bien c'est moi qui m'en irais. Parce que j'en ai définitivement assez. J'en ai réellement plus qu'assez.

-Epargne-toi de te préoccuper de ma descendance, tu veux bien ? Je t'ai rien demandé, je te demande rien. Enfin si, je te demande de partir, mais ça t'es pas fichue de l'intégrer, visiblement.

Non, en effet, elle ne l'intégrait pas, car les incitations à s'en aller étaient monnaie courante pour elle, elle en entendait tous les jours, et ça lui était honnêtement égal. Elle savait parfaitement que sa compagnie déplaisait, et que la plupart des personnes à qui elle tenait la jambe voudraient vraiment la voir partir. Elle ne s'embarrassait pas de vouloir perdre, ce serait peine perdue.

En revanche, elle savait avoir les gens à l'usure. Et elle était convaincue que Caleb Lestrange était de ces individus qu'on pouvait facilement avoir à l'usure, justement. D'autant plus qu'il était particulièrement fragile, encore sous le choc de sa rupture. En bref, pour elle, c'était du pain bénit. Ceci dit, elle avait l'intention de bientôt le laisser tranquille. Ce ne serait que partie remise. Elle avait trouvé une cible qu'elle estimait idéale. Elle comptait bien en user et abuser jusqu'à la corde.

-Eh bien si j'en ai suffisamment dit, tu admettras toi-même que cette conversation a assez duré, n'est-ce pas ? Allez, va jouer les journalistes chevronnées ailleurs.

-Tu te trompes sur une chose, répondit Villanelle avec applomb. Ce n'est pas un jeu.

Journaliste chevronnée, elle l'était. Et non, ce n'était absolument pas un jeu pour elle, c'était quelque chose qu'elle prenait très au sérieux, bien au contraire, y compris cette conversation. Elle comprenait que Caleb Lestrange ne soit pas à même de comprendre de quoi il retournait. Malgré tout, elle faisait cette concession (très temporaire) à son interlocuteur : elle se leva et daigna quitter sa place. Elle allait bel et bien laisser Caleb tranquille. Mais ça n'allait bien évidemment pas durer.

-Merci pour cette conversation ô combien édifiante. Tu entendras parler de moi, ajouta-t-elle avec un large sourire. Elle se rapprocha de Caleb déposa une bise sur sa joue et prit grand soin de s'en aller avant toute la flamboyance qui était susceptible de la caractériser. A bientôt, Caleb.

Et elle le pensait. Elle tissait tout un réseau d'ambitions et de possibilités, et elle était fermement décidée à aller au bout de ces dites ambitions. Elle savait dorénavant que Caleb Lestrange ferait évidemment partie de ses plans.