Elle regrette le sommeil. À l’heure où tous dorment comme des anges et que la lune éclaire le château de Poudlard tel un astre bienveillant, elle regrette de ne pas pouvoir être de ceux qui vont à la rencontre de Morphée et s’abandonnent dans ces bras. Voilà presque un millénaire qu’elle ne ferme ses paupières transparentes que pour cligner des yeux. Et encore, c’est un pur réflexe qu’elle a gardé de sa vie mortelle (peut-être le seul qui lui reste). C’est à peine si elle se souvient encore de comment l’on rêve, de ce que ça fait d’éprouver de la fatigue, de se lover dans son lit avec la satisfaction de pouvoir récupérer d’une longue et fastidieuse journée. Elle n’a plus pour elle que la constante errance, et le sentiment d’un interminable jour que même l’obscurité de la nuit ne sait pas entrecouper. Et comme elle ne peut pas rêver, comme elle ne peut pas s’oublier le temps de s’endormir.... Elle n’a pas d’autre choix que de penser, encore et encore. C’est horrible de ne jamais cesser de penser. Les idées noires se bousculent dans votre tête, elle vous chahutent, elles vous martellent le cerveau, mais vous n’arrivez pas à les taire. Ce crâne aurait implosé il y a longtemps s’il n’était pas fait d’ectoplasme. Il y a les regrets incessants, les mauvais souvenirs... et si les sensations direct disparaissent, ces impressions mentales continuent de faire mal, elles hantent celle qui doit hanter. Le silence est agréable et en même temps pire que tout. Il la poursuit partout la nuit. Elle pourrait chercher de l’aide auprès de ceux qui sont dans le même cas qu’elle. Elle pourrait aller trouver ses camarades fantômes, mais elle ne s’entend pas vraiment avec aucun d’entre eux, ni n’a jamais cherché à s’entendre par ailleurs. Et il y a des fantômes de son passé qu’elle évite par ailleurs avec soin.  Avec d’autant plus de soin que parmi eux, il y a le baron... et croiser son chemin, dans n’importe quelle circonstance, lui heurte un coeur qui ne bat plus et fait naître la peur. Alors elle reste où ils ne vont jamais, accapare la salle commune des serdaigles avec un peu plus de confiance que si elle s’était trouvée ailleurs. Elle fait mine d’être assise sur un fauteuil, même si elle ne peut pas s’y asseoir, concrètement, sans le traverser, et qu’elle n’éprouve jamais le besoin de passer d’un état physique à un autre, n’éprouvant rien de physique, c’est seulement pour la posture, et se donner le droit à un semblant de consistance. Elle ne fait rien de plus que d’observer le feu qui diminue dans l’âtre de la cheminée. Il est bientôt une heure, il n’y a personne pour voir le feu s’éteindre.

Il n’y avait personne pour voir le feu s’éteindre, mais des bruits de pas se laissent alors entendre et le regard d’Helena tombe sur une bleue et bronze qu’elle connaît de nom, comme elle s’est familiarisée avec le nom de tous les élèves de la maison des aigles, mais qu’elle ne connaît pas davantage. Il n’est pas vraiment dans sa nature, il faut le reconnaître, de discuter longuement avec aucun de ces élèves, quand bien même cela lui passerait peut-être le temps. Elle ne dit rien et se contente de la fixer. C'est rarement elle qui engage les conversations.

Son regard insistant, qui sait, ou la pure politesse, peut-être avaient invités la bleue et bronze du nom d'Evangeline Mathews à venir la saluer. Rien de plus qu'un "bonsoir" qui peut presque être un "bonjour" aux vues de cette heure trompeuse qui vous laisse à peine deviner quel jour il est, s'il est le soir ou le matin, cet entre-deux nocturne que ne connaissent que les oiseaux de nuit, et que peu expérimentent, car c'est l'heure où chacun s'abandonne à Morphée, sauf les plus insomniaques, surtout ainsi, en milieu de semaine. Helena est habituée à cet entre-deux étrange. Ce n'est pas pour autant qu'elle a jamais su le nommer. C'est la transition, et une sorte de néant, quelque part, où elle est habituée à l'absence totale de paroles et de mouvements (si ce n'est parfois l'agitation des elfes de maison qui viennent là faire le ménage lorsqu'il n'y a aucun oeil - à part les siens, fantomatiques - pour les observer)… C'est une rupture des habitudes, quoique cela arrive parfois, que cette jeune fille qui vient s'installer sur le fauteuil, et admire les flammes qui brillent dans l'âtre, où ce qu'il en reste, bientôt, il n'en subsistera rien à part la chaleur. La chaleur est la sensation-fantôme de toute flamme. Helena poursuit de l'observer. Cela ne se fait pas, mais elle ne peut pas s'en empêcher. Elle est intriguée par cette demoiselle de chair et de sang qui se contente, en silence, de profiter d'une salle commune quasiment vide. Elle souffre sans doute d'insomnie. Le fantôme ne peut s'empêcher de se demander pourquoi, ainsi, elle ne parvient pas à trouver le sommeil, quels sont ses préoccupations si elle en a (tout individu humain en possède, c'est une leçon qu'elle avait tôt fait d'apprendre), les maux qui l'agitent et l'éloignent de Morphée.

Quand Helena peine à se rappeler ce que sommeil peut être, elle trouve intriguant d'observer quelqu'un qui ne s'y abandonne pas. Ou qui n'y parvient tout simplement pas comme cela semble le cas de la jeune Evangeline. Helena est curieuse, elle l'a toujours été. Mais c'est une curieuse qui le plus souvent observe, qui rarement pose des questions. Pourquoi, cette fois, sa langue s'est-elle déliée après n'avoir répondu à ses salutations que d'un signe de la tête ? Elle-même ne saurait véritablement le dire. Ceux qui ont droit à entendre ponctuellement le son de sa voix sont peu nombreux, et c'est une sorte d'instinct qui la pousse vers eux. L'instinct ne connaît pas d'explications concrètes et c'est plus que malheureux. Parfois, l'instinct vous fait faire des erreurs. Elle ne sait si elle en commet une ou pas à cet instant. Elle le saura sûrement très vite.

-Vous n'arrivez pas à dormir ?

C'est une question à la rhétorique évidente. Si elle arrivait à dormir, elle ne serait pas là. La question ne repose pas tant sur une demande de confirmation, que sur une volonté de savoir pourquoi. Ou quand la curiosité prend le pas sur la raison.

Songer un peu trop, le fantôme de Serdaigle connaît cela. Elle avait l'impression de ne connaître que cela, en vérité. Depuis l'aube d'une vie éteinte depuis trop longtemps, désormais. Elle n'a jamais été de ces personnes qui savent tout simplement taire leurs cerveaux, et s'abandonner au silence de la pensée. Elle ne blâme pas les personnes qui y parviennent, au contraire, elle les admire ! Heureux ces esprits, non pas forcément simples, mais sans tourments, qui ont conscience que ce vide spirituel équivaut au repos de l'âme, à la santé du coeur et à la sanité de l'être. Combien de pensées pour se bousculer sans cesse dans l'esprit de l'esprit ! Des années et des années, des siècles et des siècles de préoccupations qui vous remuent les tripes. Et même si le sommeil lutte contre vous, vous arrivez à vaincre de temps à autres, quand vous êtes en vie. Elle a l'éternité, aujourd'hui, pour s'abandonner aux réflexions déplaisantes, aux souvenirs honteux... Mais il ne s'agit là pas d'elle ou de ses problèmes au fond éteint depuis longtemps, même si elle les éprouve avec une vivacité brutale, il s'agit de la jeune Evangeline Mathews, et de ce qui nuit à son sommeil. Sauf que cette dernière ne semble pas prête, en tous cas pour le moment à se confier sur la cause de son insomnie. Pourquoi le ferait-elle, d'ailleurs ? Elles ne se connaissent pas, toutes les deux. Pourtant, Helena éprouve une vive curiosité à l'égard de son interlocutrice, elle se surprend à vouloir en savoir plus. Apparemment, cette curiosité est partagée... Et c'est, en fait, parce que le fantôme est curieuse qu'elle tolère la curiosité de la bleu et bronze, et qu'elle lui concède par conséquent une réponse que bien d'autres auraient été plus qu'aventureux d'attendre d'elle.

-Tout le temps... reconnaît-elle doucement.

Oui, le sommeil lui manque, bien sûr. Il lui a toujours été difficile à acquérir, ses nuits n'ont jamais été bien longues, mais quand le rêve daignait enfin frapper à la porte de son inconscience, quel bien-être il en résultait ! À mesure que les années passaient à cette vitesse folle dont seuls ont conscience ceux qui ne sont plus, sa mémoire de la vie, de sa vie, devenait floue par instants, mais lle se souvient encore distinctement de ce que Morphée portait dans ses bagages chaque fois qu'il lui rendait visite. Comment ne pas éprouver du regret ? Un regret de plus...

-Qu'est-ce qui vous préoccupe ?

Une question indiscrète contre une autre question indiscrète. Rien n'oblige Evangeline à lui répondre, bien sûr, Helena n'aurait sans doute pas répondu, à sa place. Mais puisque la conversation est amorcée, puisqu'elle prend le chemin de la pure indiscrétion, autant aller jusqu'au bout. Toute question invoque une répons, mais n'y oblige pas.

La solitude. C'est un phénomène que le fantôme de la maison Serdaigle ne connaît que trop bien. Elle ne s'est jamais sentie bien, intégrée, appréciée des autres. Depuis sa plus tendre enfance, elle a eu le sentiment d'être à part, et en même temps, on n'avait de cesse que de l'assimiler à une autre. Cette autre. Sa mère. Elle lui avait permis de se distinguer du lot. Elle lui avait empêché de s'affirmer en tant qu'individu. Quand on s'intéressait à elle à l'époque, c'était uniquement parce qu'elle était la fille de Rowena Serdaigle. Et c'était alors qu'elle ne soutenait pas cette comparaison terrible. Seule au milieu de la foule, incapable d'être comprise de ses pairs. Elle connaissait bien cela, oui, c'était son lot quotidien depuis sa naissance. Ça l'est encore maintenant. On la remarque à peine, on lui passe au travers. Elle est solitude dans sa composition spectrale. Et parmi les autres fantômes, elle ne se sent pas plus intégrée à la multiplicité. Elle n'a pas cherché à l'être, en même temps. Surtout pas avec le baron qui rôde, et qu'elle peut croiser à tous moments.

Evangeline subit donc ce phénomène d'exclusion qu'Helena avait elle-même bien connu... Et connaît encore à ce jour par ailleurs. Les autres vous regardent, mais vous n'êtes qu'une bête curieuse. Ceci dit, Helena le devait beaucoup à son illustre mère, et au fait qu'elle n'avait jamais su se hisser à sa hauteur. La bleue et bronze est au-delà de la hauteur de ses camarades, et c'est ce qui lui fait du mal. Une fraction de seconde, Helena a l'impression de se reconnaître en la jeune femme... Puis elle réalise que ce n'est pas exactement cela. Elle reconnaît en elle ce qu'elle n'avait jamais su être complètement. Evangeline, en vérité, lui fait penser à sa mère. Cette perspective fait comme glisser un frisson glacé le long de son échine fantomatique. Comme un souvenir de sensation, alors que dans l'état où elle se trouve à présent, elle ne peut plus rien éprouver, encore moins la douleur et le froid. Tout à coup, réminiscence oblige, elle éprouve une certaine réticence à parler avec Evangeline, mais il faut qu'elle parvienne à se raisonner. Elle n'y est pour rien, ces affaires que presque un millénaire n'ont su taire ne la regardent pas.

-Je comprends. Elle marque une légère pause, elle hésite un instant. J'ai connu quelqu'un qui vous ressemblait beaucoup. Elle la fixe intensément malgré la transparence de son regard. Vous vous sentez étrangère aux autres, mais un jour, ils estimeront votre différence, et vous ne serez plus jamais seule...

Pourrait-elle en dire autant de ses enfants futurs, c'est loin d'être une certitude. Mais ce n'est pas ses affaires, n'est-ce pas ? Voilà pourquoi elle parle toujours au moins d'individus possibles. Car voilà les conséquences. On s'implique et on arrive à avoir mal, même si l'on est plus constitué pour éprouver physiquement la souffrance. Elle oublierait presque qu'elle n'est après tout que face à une élève, une simple élève, et que ce qu'elle éprouve est une impression, un simple impression. Elle pourrait être trahie autant par l'une que par l'autre.

Une personne bien ? Oui, Rowena Serdaigle en était une. Helena ne peut pas le nier, elle en a souffert tout au long de sa vie, qui a été finalement très courte. Comment haïr celle que tout le monde adore ? Admire ? Respecte ? Et quel poids aurait-elle pu espérer faire vis à vis de celle qui partageait son sang. Elle était née dans son ombre, une ombre épaisse et froide, elle n'avait jamais su s'en extirper, noyée dans une profonde obscurité, incapable de trouver quelque chemin que ce soit vers une lumière salutaire et salvatrice. Oui, qu'Evangeline se rassure, la femme qu'elle lui inspire tant était quelqu'un de bien, mais Helena n'est pas vraiment certaine que cela lui inspire plus de sympathie et de clémence à l'adresse de celle qui saurait sans doute comme si bien sa mère avant lui rappeler un statut inférieur, sous des atours de ne pas le vouloir, et lui refuser une existence propre comme elle y avait si souvent inspirée. Même dans sa non-existence, oui, ces pensées poursuivent de la hanter sans cesse, c'en est un supplice.

Apparemment, cette ancienne rancoeur s'était perçue, peut-être dans le son de sa voix, ou alors dans l'expression de son visage. En tous cas, Evangeline l'avait perçue. Helena ne s'était pas trompée en l'estimant brillante, sans doute trop, même... Elle a raison, il n'y a pas de haine sans amour. Et d'ailleurs, a-t-elle un jour complètement détesté celle qui l'avait mise au monde ? Non. Elle s'était laissée aveuglée par sa haine il est vrai, mais ces restes d'amour filial l'avaient poursuivi bien longtemps. La poursuivaient encore, mêle les regrets et les remords au simple désespoir. C'est certain, Evangeline parle trop. Le visage d'Helena, déjà peu amène, se ferme encore un peu plus. Elle ne peut pas reprocher cette curiosité manifeste à son interlocutrice, c'est l'apanage des Serdaigles, après tout, mais elle n'est pas sûre de vouloir revenir sur ce moment douloureux de son existence, qui a laissé au fer rouge une marque incandescente, imprimée à jamais sur son coeur ectoplasmique. Enfin, elle s'excuse, en tous cas, Helena ne peut trop lui faire de reproches... même si elle ne pouvait pas non plus en faire à celle dont elle croit entendre la voix quand la jeune femme s'exprime.

-Ne vous excusez pas. répond-t-elle doucement. Pour répondre à votre question, c'était quelqu'un de bien. Même aujourd'hui encore, on loue sa sagesse et son intelligence.

Elle préfère ne pas revenir, par contre, sur ce qui avait présument pu la lier à cette personne, et surtout sur la nature de son affection pour elle, si affection il y eut. Ce n'est pas simple, et moins plaisant encore. Comme si on cherchait à la mettre à nu. Elle avait cherché le respect, l'attention, l'admiration... Mais elle ne compte pas obtenir la moindre attention de la sorte. Aucune qui doive dépendre de son illustre mère. Mais tout semble toujours dépendre d'elle, même presque 1000 ans plus tard, comme si l'univers entier cherchait à graviter autour de sa personne et sa personne uniquement.