Elise trouvait le temps long. Terriblement long. Elle tentait de s'occuper comme elle le pouvait en l'absence de son époux. Elle faisait et refaisait les tris dans leurs papiers, procédait à l'examen minutieux de leurs comptes, passait l'appartement au peigne fin pour que n'y demeure plus une seule trace de poussière. Elle n'avait jamais été une fée du logis, mais elle allait s'en rapprocher à force. Elle pourrait sortir, bien sûr, rencontrer du monde, Dougal ne le lui reprocherait pas, mais elle avait bien du mal à se décider à mettre un pas dehors.

De toute manière, il était très possible qu'Espérance tout comme Arabella, qui étaient ses seules amies ici, travaillent et n'aient pas de temps à lui consacrer dans tous les cas. Elle se prévenait de tout refus éventuel en réfléchissant à préparer le repas pour le soir même, même s'il était encore tôt et qu'elle ne savait pas quand son mari rentrerait. C'est qu'il bossait dur. Elise était toujours là pour lui prêter main forte, mais elle savait que c'était pour Dougal une affaire de fierté, presque, que de s'en tirer par ses propres moyens. Elle pouvait le comprendre, même si elle-même devrait, en conséquence, se trouver d'autres occupations.

Finalement, elle songea qu'elle pourrait peut-être faire une pause, trouver un livre à lire et s'installer sur le canapé, Duchesse, le chat que Dougal et lui avaient adopté, sur ses genoux, écouter un peu de musique, boire un bon thé... c'était idiot, quand elle faisait ça, elle culpabilisait, comme si cela devait soudainement faire d'elle une mauvaise maîtresse de maison. Ce n'était pas le cas, évidemment, mais Elise aurait toujours l'impression de ne pas faire assez.

Elle fut surprise quand elle entendit frapper à la porte. Ils ne recevaient pour ainsi dire jamais de visites, en tout cas pas sans en avoir été préalablement prévenus. Peut-être s'agissait-il d'un voisin ? De quelqu'un qui faisait du porte-à-porte ? Curieuse, Elise décida d'aller ouvrir, et fut complètement prise au dépourvu au moment de découvrir qui se trouvait de l'autre côté de la porte. Encore un fantôme de son passé. Encore un McGonagall. Ils s'étaient passé le mot apparemment...

-Robert ? Mais... Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

« Salut Elise, je venais voir Dougal. Il est là ? »

Oui bon, ça d'accord, Elise se doutait bien qu'il n'était pas venu frapper à leur porte pour la voir elle, mais qu'il aille voir Dougal n'était pas une justification suffisante à ses yeux, pas suffisante en tout cas pour qu'elle sache s'en contenter. D'accord, les deux s'entendaient bien, mais ils n'étaient pas pour autant amis à proprement parler, si ? Robert restait quoi qu'il en soit le frère de son ex, celui qui avait failli devenir le beau-frère de son époux, et par conséquent, elle trouvait sa présence ici assez inappropriée, comme le serait celle de n'importe quel McGonagall.

D'autant plus qu'ils étaient à Londres, et aux dernières nouvelles, Robert, lui, devrait être en Ecosse. Le voir ici, et sur son palier, qui plus est, n'en était que d'autant plus surprenant et incongru. Elise n'oubliait pas sa politesse et ses manières malgré tout, mais il lui était difficile d'accueillir son jeune interlocuteur les bras grands ouverts quand elle trouvait à ce point qu'il n'avait pas sa place là.

-Désolée non, il travaille, répondit-elle en adressant une légère esquisse de sourire au rouge et or. Et elle avait en partie envie de juste en rester là et de lui fermer la porte au nez. Mais non, elle allait tout de même faire un effort. Est-ce que tu veux rentrer ? Boire quelque chose ?

Elle n'était pas franchement certaine de son invitation, mais puisque c'était chose faite, elle ne pouvait pas vraiment se permettre de revenir sur ses propos. Et puis, elle était tout de même curieuse de savoir et comprendre ce qui avait poussé Robert McGonagall à venir frapper à sa porte. Il était bien possible qu'il ait quelque chose de concret à dire à Dougal. A moins qu'il ne se retrouve à Londres pour une raison ou une autre et ait voulu en profiter pour passer dire bonjour à Dougal... Va savoir.

-Qu'est-ce qui t'amène à Londres ? demanda-t-elle afin d'étancher sa curiosité et aussi pour éviter qu'un silence pesant ne s'impose entre eux. Elle n'était pas convaincue qu'ils aient grand-chose à se dire, même s'ils ne s'étaient pas parlés depuis longtemps. Alors elle appréhendait un peu, c'est un fait.

« Oh… oui, pourquoi pas. C’est gentil, je ne dirai pas non à un thé. »

-Un thé, dans ce cas ! répondit Elise avec un sourire poli avant d'inviter Robert à l'intérieur et de lui proposer de s'installer où bon lui semblerait.

Prétendre qu'elle n'était pas complètement à l'aise dans cette situation serait encore en-deçà de la réalité. Bien sûr que cette situation n'avait rien d'agréable pour elle, et qu'elle se sentait mal à l'aise, mais elle n'allait tout de même pas mettre son interlocuteur à la porte, pas vrai ? Et puis, même si son seul nom suffisait à éveiller en Elise de relativement mauvais souvenirs, ce n'est pas pour autant qu'elle avait l'intention d'en oublier toute notion de politesse - ça non, ce serait mal lui ressembler. Un thé, voilà qui au moins lui occuper l'esprit et comblerait d'éventuels silences gênants, car elle n'était pas complètement certaine qu'ils aient grand-chose à se dire : et ce pour des raisons assez évidentes.

« Rien de très précis. Je suis rentré chez mes parents pour les vacances, et j’en profite pour faire un petit tour dans la capitale. Et puis comme Dougal m’a dit que vous habitiez aussi… j’ai voulu faire d’une pierre deux coups. Oh, au fait, félicitation pour votre mariage, même si la date est sûrement un peu passée pour ça. »

Elise fronça légèrement les sourcils mais ne fit aucun commentaire. Londres et les Highlands, ce n'était pas la porte à côté, ce n'était pas le genre de voyage que l'on faisait en sorte de léger détour, mais d'un autre côté, elle pouvait comprendre que Robert ne veuille pas nécessairement lui donner les raisons de sa présence et de son voyage : en même temps, ce n'était pas comme s'il lui devait quoi que ce soit, n'est-ce pas ? Non, et ce n'était sans doute pas plus mal... Donc peu importe ses raisons, elle en prenait son parti, devinant que Robert aurait sans doute été plus bavard s'il avait été en présence de Dougal.

-Je te remercie. Et il n'est jamais trop tard pour ça, répondit-elle avec un fin sourire aux félicitations de son interlocuteur. Elle avait comme l'intuition que ces félicitations n'étaient pas tout à fait pensées, mais elle allait tout de même faire mine de les prendre au premier degré. Elle supposait que ce serait naturellement mieux ainsi. Alors, raconte-moi, reprit-elle en déposant deux tasses de thé sur la table basse devant eux. Qu'est-ce que tu deviens ? Tu es encore étudiant, c'est bien ça ?

Elise voulait faire tous les efforts possibles pour que la discussion se passe le mieux qui puisse être. Cette situation était particulièrement délicate... Robert ne lui avait absolument rien fait en soi, il n'avait pas à accuser les pots cassés pour une situation qui ne le concernait même pas, mais c'était évidemment très compliqué. Elle ne voulait pas sombrer dans les banalités les plus totales, et en même temps, c'étaient ces mêmes banalités qui semblaient les plus simples à assumer. Après tout, elles ne faisaient pas de mal, n'est-ce pas ? C'était simple, c'était sans danger... C'était confortable, en fait. Enfin, dans la mesure où une situation déjà franchement embarrassante, comme ça, sur le papier, pouvait le devenir plus ou moins.

Alors, elle décidait de s'intéressait à ce qu'il pouvait lui apprendre de sa vie, et elle n'avait pas à faire semblant d'être intriguée. Même si tous les deux n'avaient jamais été proches ni n'avaient de raison de l'être, toutes les deux, elle restait curieuse de sa vie. Elle écoutait donc attentivement ce qu'il pourrait bien vivre.

« Oui, c’est ça. Je suis en internat, il me reste encore deux ans à faire, et puis j’aurai terminé. Et si jamais tu voulais poser la question, non je ne sais pas ce que je vais faire après. »

Elise comprenait sans mal qu'il n'avait pas envie de s'étendre sur le sujet. Cela aurait probablement fait un bon motif de conversation, mais aucun ado n'aime parler de ses études... C'était le mieux qu'Elise avait en réserve, mais ce n'était probablement pas suffisant, vraiment pas suffisant. Il ne savait pas ce qu'il voulait faire après. Il n'y avait pas de mal à ça. Il était encore jeune, il avait le temps de décider de ce qu'il voudrait faire de sa vie.

« Et toi, tu te plais à Londres ? »

"Pour être honnête avec toi ?" Devait-elle être honnête ? Qu'est-ce que ça apporterait de l'être... Elle ne devait rien à Robert... Mais... "La campagne écossaise me manque beaucoup, la vie est vraiment très différente, ici, et ce n'est pas toujours simple de s'adapter..." Et le portrait qu'elle dressait était un peu trop sombre. "Mais je m'habitude, petit à petit, et on trouve notre équilibre."

« Oui, c’est sûr que c’est très différent. Mais, tant mieux si vous arrivez à vous adapter. »

Oui, tout est différent, ici. Pour une fille de la campagne telle qu'Elise, dont les sorties en ville se limitaient jusqu'alors à quelques moments passés dans une bourgade à proximité qui disposait de quelques commerces, mais qui n'avait absolument rien d'exceptionnel non plus, passer de ce dénuement, de cette simplicité, à l'agitation de la vie londonienne, cela forme un contraste remarquable.

Elle ne peut pas dire, de son côté, qu'elle se soit réellement adaptée. Elle prétend, autant que possible, parce qu'elle ne veut pas culpabiliser son époux, qui lui est heureux dans cette nouvelle vie, elle le sait... mais de son côté, elle ne pense pas réellement qu'elle sera capable d'être heureuse un jour... Il y aura toujours des doutes, de la peur, de l'hésitation... rien ne sera jamais parfait, rien ne sera jamais à la mesure de ce qu'elle avait bien pu espérer, et ça, elle ne peut certainement pas l'ignorer ou le passer sous silence. Quoi qu'il puisse advenir, elle devra garder cette pensée, insoutenable, lancinante, à l'esprit, et ne pas l'oublier.

« Même si rien n’est irrémédiable, et que vous pouvez toujours retourner en Ecosse si cela devient trop compliqué à vivre. »

Elle sourit. Oui, en effet, rien n'est irrémédiable, mais en ce qui les concerne, elle ne peut pas se dire que cette situation pourrait se produire : pour une très bonne raison - elle, tout comme son époux, considéreraient forcément ce retour à la source non comme une simple manière de reprendre les choses en mains, mais définitivement comme un aveu d'échec, et ce n'est pas quelque chose qu'elle pourra considérer comme acceptable en quoi que ce soit.

"Non, ça n'arrivera pas. La place de Robert est ici, il s'épanouit, ses affaires fonctionnent bien, je l'ai rarement vu aussi heureux. Je ne nous vois certainement pas revenir en arrière."

Et c'est de son époux qu'elle parle alors, pas d'elle-même. C'est révélateur, n'est-ce pas ? C'est révélateur, en effet... De ses angoisses et d'un certain état d'esprit, malheureusement. Elle sacrifiera ses propres envies pour le bien-être de son époux. Et parce qu'il sera heureux, elle veut espérer qu'elle saura l'être également.