Sarah Reeves. Une seconde identité, une seconde peau. La mue était incomplète, elle avait en tout cas été difficile et plutôt douloureuse. Sarah Reeves, un nom par lequel elle avait oublié d'être appelée après avoir donné sa lettre de démission à l'orphelinat Wool. Après le départ de Tom, rester n'avait pas l'air d'avoir la moindre importance. Sa mission accomplie, sa mission semble-t-il achevé, elle avait décidé de tout arrêter, sans trop savoir quoi faire.

Elle vivait sur les restes de ses maigres revenus. Elle n'était pas bien dépensière, c'est vrai, mais elle savait bien que les fonds allaient finir par manquer. Mais elle ne se voyait pas s'engager dans quoi que ce soit d'autre. Son univers s'obscurcissait chaque jour davantage. Ses transformations, elle les contrôlait de moins en moins, elles étaient de plus en plus longues et douloureuses, insupportables et incontrôlables. Ce ne serait pas prudent de s'engager dans quoi que ce soit. Et elle ne le voulait pas. Alors elle restait terrée dans son logement à bas prix de Pré-au-Lard. Elle ne voyait personne ou presque en dehors de Dumbledore, qu'elle rencontrait toujours à la Tête de sanglier.

Pourtant, ce jour-là, c'était une personne qu'elle ne connaissait pas du tout qu'elle devait rencontrer. La jeune femme avait longuement hésité. La perspective d'accepter ce rendez-vous avec un total inconnu la mettait vraiment mal à l'aise. Mais le courrier qu'elle avait reçu avait été adressé à Sarah Reeves, il avait été remis à l'orphelinat, et c'était finalement Mrs Cole qui le lui avait remis. Le rendez-vous avait été pris, dans un café peu fréquenté d'un quartier très calme de Londres.

Elle attendait avec la plus grande appréhension. Elle avait commandé une tasse de thé, pour elle, c'était plutôt une façon de se donner une contenance en attendant son mystérieux interlocuteur. Elle ne savait pas à quoi s'attendre, ni de quoi ils allaient parler exactement. Elle était arrivée très en avance, et maintenant, il ne restait plus qu'à attendre. Elle était assez anxieuse, elle avait un peu peur d'être prise dans elle ne savait quel piège. Même s'il n'y avait pas forcément de raisons. Pourquoi chercherait-on à la piéger ? Son expérience l'avait doucement fait verser dans la paranoïa. Mais il pouvait ne s'agir de rien.

Finalement, l’homme qui lui avait fixé rendez-vous se présenta à elle. Il ne ressemblait en rien à ce à quoi Nagini s’était attendue. Certes, elle ne s’était pas fait une idée bien précise de l’homme à qui elle aurait affaire, mais, sans raison précise, elle avait pensé qu’il serait question d’un homme plus âgé, ou bien de son âge. Mais non, il ne semblait pas très âgé. Sans doute pas beaucoup plus âgé que Tom, à vrai dire… pour peu que la comparaison ait un sens. Peu informée, préférant bien souvent se tenir à l’écart des nouvelles les plus polémiques, elle ne reconnut pas du tout le jeune homme que l’on avait condamné au baiser du détraqueur un an plus tôt. Il était juste un inconnu qui voulait lui parler pour une raison inconnue. Rien d’autre. Et même si, à le voir, il semblait plutôt amène et peu hostile, elle restait sur ses gardes, incapable de savoir exactement à quoi s’attendre. Elle avait pris cette habitude avec tout le monde. Ou presque. Elle avait vu de l’humain ses pires facettes. A présent, elle se méfiait toujours et par principe, et les exceptions étaient rares.

« Oui, c’est bien moi… », répondit-elle timidement.

Pour elle, le nom de Sarah Reeves répondait à un passé qui devenait lointain. Depuis qu’elle avait quitté l’orphelinat, elle était redevenue Nagini, elle s’était réapproprié, de loin, son identité, ce qui n’avait guère été si difficile, en fin de compte, puisqu’elle n’avait plus de contact avec quiconque ou presque. Restait Tom, évidemment, qui lui ne connaissait pas son nom véritable. Pas sous cette apparence, du moins. Mais cela viendrait. Elle en était de plus en plus convaincue, maintenant. Et elle le voulait, surtout.

« J’ai été étonnée de recevoir votre lettre », dit-elle, ce qui était totalement vrai. Elle devrait ajouter qu’elle avait été inquiète et que cette lettre avait éveillé en elle un sentiment profond et indéfectible de paranoïa, mais c’était autre chose. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Elle ne voulait pas qu’ils tournent trop longtemps autour du pot. Tant qu’il ne lui aurait pas dit ce qu’il voulait, elle serait sujette au stress, et le stress, ces derniers temps, lui faisait apparaître des écailles. Au sens propre, malheureusement. Raison pour laquelle elle évitait au maximum les interactions sociales. Ce qui ne lui était pas très difficile, pour tout dire, moins qu’à d’autres.

Elle n'était pas totalement surprise d'entendre que son interlocuteur voulait lui parler de l'orphelinat. S'il l'avait contactée sous le nom de Sarah Reeves, c'était qu'il cherchait à la ramener à cette période très singulière de sa vie... Elle avait un sentiment duel par rapport à ce moment de son existence. Il avait été constitutif de beaucoup de choses pour elle. Son travail à l'orphelinat l'avait quelque part forgée, façonnée, et elle savait qu'elle n'en serait pas où elle était aujourd'hui sans cela. Mais elle se sentait en même temps manipulée. Tout ceci avait été les fruits des manigances de Dumbledore, et elle avait dû attendre d'en être sortie pour en mesurer pleinement l'ampleur. Et à présent, elle ne savait pas vraiment comment appréhender cette période de sa vie. Comment un mirage pouvait-il prendre une telle place, à ce point constitutive et fondatrice, dans votre existence ? Elle-même n'en avait pas la moindre idée.

En attendant, donc, il voulait lui parler de l'orphelinat Wool, mais pas seulement, il voulait lui parler d'un enfant en particulier, qui avait été là-bas et qui dernièrement attirait l'attention de tous... y compris la sienne. Elle sentit un frisson lui traverser l'échine quand elle entendit prononcer le nom de Tom. Ses sens aux aguets, elle redoutait ce qui allait suivre. Son instinct lui ordonner dans tous les cas de protéger Tom coûte que coûte, peu importe ce que ce jeune homme pouvait bien lui vouloir. Il n'obtiendrait rien d'elle à ce sujet... Nagini ne le permettrait pas, elle ne le permettrait jamais.

« Oui, je me souviens de lui… »

Comment ne pourrait-elle pas s'en souvenir ? Sa rencontre avec lui avait été parmi les plus importantes de sa vie, peut-être aussi importante que ne l'avait été sa rencontre avec Credence, à l'époque, une époque qui lui paraissait à présent bien lointaine et surtout révolue. Bien sûr qu'elle se souvenait de Tom, et même sans le revoir, elle se serait toujours souvenu de lui, il avait modifié ses perspectives, il l'avait métamorphosée en profondeur, avant que cette métamorphose se révèle plus physique.

« Que lui voulez-vous ? »

Sa voix était sifflante, presque malgré elle, cet instant de protection qui l'animait éveillait son cerveau reptilien. Elle gérait de moins en moins bien sa part monstrueuse, prête à se réveiller à tout instant.

Nagini demeura sur la réserve, incapable de savoir que penser du discours de son interlocuteur quand ce dernier affirma avoir eu l'occasion de rencontrer Tom, et être convaincu que ce dernier était destiné à faire de grandes choses. Elle le pensait tout autant que lui, et elle se disait que quiconque avait déjà croisé sa route devait en penser tout autant. Peu importe que cette pensée soit perçue comme chose positive ou négative, dans un cas comme dans l'autre, on ne pouvait décemment pas croiser la route de ce jeune homme et s'imaginer qu'il était voué à un destin en quoi que ce soit banal. Non, définitivement pas. Il ne pouvait que changer le monde à sa manière. Et la façon dont ces changements seraient perçus dépendait en revanche de l'appréhension que chacun avait de la vie, de l'existence telle qu'elle était, du bien ou du mal.

Quand il ajouta qu'il voulait se renseigner sur lui, Nagini se tendit. Elle ne pouvait écarter si facilement l'idée qu'il pouvait représenter une menace pour son maître. Il était possible, bien sûr, tout à fait possible même, qu'il soit sincère. Mais l'inverse restait tout autant probable. S'il était une chose que la malédictus avait bien comprise, c'est que le nombre d'ennemis de Tom était en grand nombre, et pour abattre son ennemi, il faut parvenir à mieux le connaître.

« Suffisamment pour ne pas communiquer d'informations personnelles à son sujet au premier venu », répondit Nagini, toujours sur la défensive, définitivement incapable de rester de marbre face au soupçon qu'elle sentait grandir en elle.

Elle comptait bien être excessivement prudente, quitte à l'être trop, pour peu que cela lui permette d'empêcher qui que ce soit de malveillant de rôder autour de Tom. Elle ne pensait pas que ce jeune homme, qui qu'il fut, soit de taille, de toute façon, face à Tom, mais ce n'est pas pour autant qu'il fallait précipiter quelque situation inconvenante que ce soit.

« Venez-en droit au but et dites-moi ce que vous lui voulez vraiment. »

Ce ne fut qu'une fois ces mots prononcés qu'elle réalisa que ces paroles n'avaient pas été dites dans la langue adéquate. Sous l'effet de la pression ressentie, et son besoin vif d'aider son maître, elle n'avait pas réalisé qu'elle parlait fourchelangue.

Ce réflexe qu'elle avait eu de s'exprimer dans la langue des serpents plutôt que dans l'anglais adéquat était assez symptomatique de ce que Nagini traversait dorénavant, et depuis quelque temps déjà, et lui laissait comprendre, entendre, un peu trop bien, qu'elle ne tarderait pas à se transformer pour de bon. Déjà, ses transformations étaient dorénavant plus longues, plus fréquentes, et certains détails de son anatomie, certes pas visibles, mais dont elle avait de son côté conscience, avaient évolué. Quand à son langage... Oui, ce n'était pas la première fois que ça arrivait, et pour cette raison, elle limitait ses interactions avec les autres autant que possible.

La différence, néanmoins, cette fois, et qui n'était pas une moindre différence, loin de là, était que son interlocuteur, bien que surpris et pris au dépourvu, ne se contenta pas de ne pas comprendre, ou encore de fuir son comportement étrange. Oh, surpris, il l'était, et c'était une chose qu'elle pouvait lire sur les traits de son visage, mais c'était autre chose malgré tout. C'était autre chose. Et elle compris mieux, en comprenant d'autant moins, quand il prit la parole.

Il avait répondu en fourchelangue, lui aussi... C'était bien la première personne - en dehors de Tom, évidemment - qu'elle découvrait capable d'une telle prouesse. Elle ignorait même que cela puisse être possible. Tom avait hérité de son don, mais quiconque n'était pas de la lignée de Salazar Serpentard ne pouvait pas de telles prouesses. A moins... ? Il est vrai que, par certains aspects, Harry et Tom se ressemblaient un peu, mais elle garda cette pensée dans un coin de son esprit.

Il n'avait pas répondu à sa question, donc. A la place, il lui en avait posé une autre, dans un fourchelangue parfait. Bien sûr, cela ne devait pas l'encourager à en dire plus, mais elle devinait qu'en apprendre davantage sur ce jeune homme, ce jeune homme qui s'intéressait d'un peu trop près à Tom Jedusor, était absolument nécessaire, pas tant pour elle que pour son maître. Si elle voulait en obtenir un peu de lui, il était peut-être nécessaire qu'elle consente à donner un peu d'elle-même, même si la perspective n'était pas pour l'enchanter... Elle en disait le moins possible sur elle-même en temps normal. Mais pour cette fois, parce que la confidence appelle la confidence, elle décida de se montrer plus sincère et de baisser le masque, en espérant ne pas regretter ce choix.

« Mon vrai nom est Nagini. Je suis une malédictus », lui répondit-elle, toujours en fourchelangue, et avec honnêteté, en attendant tout autant de la part de son interlocuteur en retour, sans réaliser combien ce nom avait de quoi faire écho dans son esprit. « Et vous, qui êtes-vous exactement ? » lui retourna-t-elle précisément sa question, dans la langue des serpents, toujours.