Nous avons procédé en toute discrétion, nous n'avons fait le choix de n'en parler à notre entourage proche qu'à partir du moment où les papiers seraient signés, ou l'affaire serait irrémédiable, nous voulions agir à tête reposée, sans nous laisser influencer par aucune pression extérieure, ce qui aurait été le cas si la nouvelle de notre divorce avait été étalée sur la place publique. L'idée n'était pas pour l'un d'humilier d'autre, encore moins de se faire du mal. Nous étions dans une impasse, ça a été notre manière d'en sortir, après avoir bataillé, encore et encore, pour trouver une alternative... aucune ne convenait. Nous nous rendions malheureux, et ce n'était plus possible.

J'aurais aimé qu'il y ait une autre option. J'ai vraiment pris sur moi, convoqué tous les efforts possibles pour recoller les morceaux. Mais ça ne marchait pas. Je crois qu'il fallait qu'on se rende à l'évidence, aussi bien elle que moi. Ce qui avait été brisé ne pouvait qu'être partiellement réparé. Les fêlures, les marques, restaient visibles et elles nous empêchaient d'avancer, de progresser... Je ne dis pas que je suis plus heureux maintenant que le divorce a été consacré, mais au moins, j'ai quitté l'impasse.

Pour le reste, je me sens un peu... perdu, je dois dire. Je ne suis plus habitué à vivre seul... et c'est un sentiment étrange. Pas entièrement déplaisant, ça m'oblige à me redécouvrir, à me recentrer, à songer à ce que je souhaite et à ce que je ne veux plus. Bien sûr, Lena me manque. J'ai tendance à la chercher du coin de l'oeil quand je rentre du travail, et parfois, au gré d'une réflexion, je me dis que je voudrais lui parler de telle ou telle chose, et je ne le peux plus. Evidemment, nous allons nous revoir régulièrement. Ne serait-ce que parce que nos allégeances restent les mêmes, mais ce ne sera plus pareil, ça ne pourra plus l'être.

On a fait les choses bien. Pas de cris mais quelques larmes quand même. Et maintenant, maintenant... eh bien, j'ai plus que jamais besoin du soutien de mes proches, de mes amis. Il est temps d'apprendre officiellement la nouvelle à Abraxas, notamment - qui va sauter de joie, j'en suis sûr.

Je lui ai donné rendez-vous aux Trois-Balais. Je préférais le voir dans un lieu convivial, agité, plutôt que chez moi, et ça nous donnera l'occasion de boire verre sur verre si le coeur nous en dit. Le coeur m'en dit bien, personnellement. D'ailleurs, alors que j'attends Abraxas, arrivé en avance, j'ai déjà bien entamé mon verre de whisky pur-feu.

De toute évidence, il n'y a pas à y regarder de très près pour comprendre que quelque chose ne va pas. Je ne peux pas prétendre faire beaucoup d'efforts pour avoir l'air heureux ou jovial, je le reconnais. Mais en même temps, pourquoi me donnerais-je cette peine ? Je n'ai pas envie de faire le pitre, ça ne me ressemble pas, je ne veux pas non plus jouer un rôle et prétendre que tout va bien dans le meilleur des mondes si je peux me l'épargner. Abraxas est mon meilleur ami, je veux pouvoir me montrer complètement franc et honnête envers lui sans avoir besoin d'en passer par quelque artifice que ce soit.

Il voit que j'ai une sale tête, et ce n'est sans doute pas plus mal : autant ne pas tourner autour du pot et lui apprendre directement ce qui ne va pas. Je ne peux pas présumer de ce que sera sa réaction, j'espère seulement qu'il sera conciliant et compréhensif. Si toute cette situation me mine et a de quoi le satisfaire, je suppose (car ça lui prouvera certainement qu'il avait raison), je suis encore sous le coup de cette séparation qui était certes nécessaire mais ne me soulage pas outre mesure, alors j'ai besoin de soutien, de tact et de compréhension avant tout.

-Salut Brax.

Je marque un temps de pause. Je sais pas comment l'annoncer, mais en même temps, il n'y a pas non plus des dizaines de façons de faire, je crois bien. J'ai plutôt intérêt à entrer dans le vif du sujet directement. Je pense que ça me délestera plus facilement du poids qui pèse beaucoup trop sur ma conscience. Si je ne réussis pas à m'en défaire, ça va définitivement me ronger, et je ne peux pas vivre avec ce poids.

-On va dire que j'ai été mieux.

D'un geste, je lui montre ma main sur laquelle se devine la trace de mon alliance récemment retirée. J'ai longtemps hésité à la garder, mais ça aurait été, en vérité, plus compliqué encore de toujours avoir cette trace de notre union brisée sur moi. La retirer a été symbolique, mais ça ne m'a pas soulagé de grand-chose, en revanche.

-On a divorcé... ça pouvait plus durer.

On s'est battus pour que ça marche, mais c'était comme nager à contre-courant, on finissait par s'épuiser pour rien. Non, ça ne pouvait pas marcher. Il fallait que nous acceptions cette réalité, et c'est chose faite.

Mon regard se pose sur Abraxas tandis qu'il me dit être désolé, comme si ce seul regard pouvait véritablement me permettre de déterminer s'il est ou non sincère à mon adresse. Il pourrait sans doute s'excuser de la part de responsabilité qu'il a forcément gagné dans notre séparation, mais je ne lui en veux honnêtement pas pour cela... ou du moins, je lui en ai suffisamment voulu comme ça. Et puis, ce serait mentir que de prétendre que la liaison que Lena et lui ont eue par le passé, il y a très, très longtemps est vraiment la cause de notre séparation.

Non, c'est le mensonge, appuyé et de longue durée, c'est la mise à l'écart de Lena par rapport à un événement important de son existence, c'est une succession de réflexions et d'éléments bien plus nombreux et complexes qui ont mené à cette terrible conclusion. Il serait facile, voire tentant d'en imputer la faute à Abraxas comme pour me dédouaner moi-même, ou dédouaner celle qui ne sera bientôt plus mon épouse, mais en réalité, Abraxas n'a joué qu'un rôle minime dans toute cette histoire. Même sans cela, notre histoire n'aurait peut-être pas été faite pour durer, qu'en sais-je ? Force m'est d'admettre que tout ceci m'échappe, et je ne suis pas réellement à même de dire ce qui vaut le mieux, ce qui aurait dû être fait ou non.

Je veux croire qu'il est désolé pour moi, en effet, même si je pense aussi qu'une part de lui se réjouit tout de même de me voir enfin reprendre mon... indépendance vis-à-vis de mon épouse. Plus tard, je serai disposé à admettre que c'était la meilleure solution, et qu'il n'y en avait pas d'autre de toute manière, mais je suis loin d'en être là, encore. J'ai besoin de temps pour digérer toute cette situation, et j'en aurais sans doute besoin de davantage encore pour tirer un trait sur toute cette histoire : pour l'instant, j'ai encore le cœur trop lourd, c'est un fait, et c'est beaucoup trop difficile à vivre pour moi, je dois bien l'avouer.

"C'était inévitable, pas vrai ?" Je pousse un léger soupir. Merlin sait que j'ai vraiment essayé de l'éviter, pourtant. "Bref, dans les prochains temps, j'aimerais qu'on évite d'évoquer tout ce qui se rapprocherait de près ou de loin de Lena, ça te va ?" Et je préfère occulter le sujet, en tout cas temporairement. "Dis-moi plutôt comment tu vas, toi ?"

"Je ne dis pas que j'aurai jamais envie d'en parler, mais pour l'instant, je préfère ne pas en parler."

Parce que je ne sais pas articuler en mots ce par quoi je passe, et qu'Abraxas, à sa manière, a joué un rôle, même indirect, dans notre divorce. Pour cette raison, je ne me sens pas prêt à me confier. Cela dit, Abraxas ne devrait pas en prendre ombrage, pas du tout, même, car c'est aussi que cette situation est encore fraîche, et je ne sais pas comment faire autrement. Plus tard, quand toute cette histoire sera dernière moi, quand j'aurais fait le deuil de ma relation : et c'est encore loin d'être la cas pour le moment.

Alors c'est plus simple de retourner la situation et de demander à Abraxas comment il se porte, lui, et ce qu'il peut avoir à m'apprendre sur sa vie. Je pense que je dois avoir des choses à rattraper, d'autant que ces derniers temps, j'étais tellement empêtré dans mes propres histoires que j'avais pour le moins oublié de prendre quoi que ce soit d'autre en considération : j'ai eu tendance à me montrer négligeant, et c'est au moins une chose que me permettra mon célibat tout neuf : me recentrer sur mes amitiés, sur les relations qui sont susceptibles de me faire du bien, et de me porter dans ces circonstances particulières.

J'écoute attentivement Abraxas quand ce dernier me parle de sa vie et de ce qu'il doit apprendre à ce sujet. Apparemment, il a pas mal de travail au ministère. Parce que moi-même je travaille au ministère, je ne suis définitivement pas étonné de l'entendre. Cette situation est délicate et particulière, et il serait sans doute plus que temps de la dénouer une bonne fois pour toutes.

"Tu es si cryptique qu'on dirait que tu travailles au département des mystères", je fais non comme un reproche, mais à la manière d'un constat véritablement amusé.

De lointains collègues qui ne veulent pas que je me mêle de leurs affaires ne se montrent pas plus précis quand ils discutent de leurs activités, bien souvent dans l'intention - ni plus ni moins - d'écourter le sujet et de parler d'autre chose. Mais si nous ne pouvons parler de rien, l'affaire deviendra particulièrement compliquée.

"Quel genre de ménage ? Qu'est-ce que vous cherchez à mettre en place ?" je demande en attendant des réponses plus complètes de la part d'Abraxas.

Je sais bien que tôt ou tard, il faudra que nous ayons une conversation plus profonde sur la question, mais pour le moment, je ne m'en sens définitivement pas capable. Je préfère faire un pas de côté, je préfère me reprendre en mains, petit à petit, à mon rythme, selon des conditions que je choisirai de moi-même. Ce n'est pas une situation que j'apprécie, ce n'est pas une situation qui me rassure, mais chaque chose viendra en son temps, et ce qui est si éprouvant pour moi à l'heure actuelle deviendra progressivement plus supportable, plus acceptable. Alors je préfère changer de sujet et m'attarder sur d'autres choses, qui me semblent plus simples, plus naturelles... et qui me conviennent définitivement davantage.

J'affiche ma curiosité et demande à Abraxas de m'en apprendre plus. C'est le genre de choses que j'apprécie, parce que j'ai l'impression de me retrouver sur un terrain moins glissant, un terrain où je ne prends pas le risque de trébucher à chaque instant, et j'en ai tout particulièrement besoin. C'est une situation qui me rassure... même si je me sens constamment sur le fil, que je le veuille ou non. A présent, je comprends mieux où il veut en venir.

"Le ministère est sclérosé de toute part, ce genre de ménage n'aboutira à rien, j'en ai peur, tant que nous n'aurons pas au pouvoir un sorcier digne de ce nom, capable de faire ce ménage ostensiblement, nous n'aboutirons à rien. Nous pouvons faire de notre mieux pour agir à notre échelle, mais ce sera toujours... insatisfaisant", je confirme en hochant la tête.

J'affiche toute ma force de conviction en cet instant, car convaincu, je le suis bel et bien, je le suis véritablement. Je crois que les changements sont possibles, et que nous sommes justement dans une période de grand bouleversement, et qui pourrait absolument tout changer. Nous y parviendrons, à force de temps et de persévérance. Mais, tout naturellement, nous ne devons pas nous attendre à ce que tout ceci se fasse du jour au lendemain.