Albus se targuait d’avoir une excellente mémoire. Il n’aurait pas la prétention néanmoins d’avoir retenu le nom de tous les élèves à qui il avait enseigné entre ces murs, mais pour la grande majorité, il estimait en avoir gardé un souvenir assez sûr, et il était resté curieux du parcours de plusieurs d’entre eux. Bien évidemment, tous les élèves à qui il avait enseigné la métamorphose ne lui avaient pas laissé le même souvenir, et certains l’avaient marqué plus que d’autres, notamment parce qu’il avait cerné chez eux cette étincelle, ce quelque chose qui lui garantissait qu’ils laisseraient leur empreinte sur leur passage… en bien comme en mal.

Theodosia était de ces élèves-là, dont Albus avait suivi le parcours avec beaucoup d’attention, de curiosité et de vigilance. Issue d’une grande famille de sang pur, mais déterminée à briser les codes, à aller au-delà des préconçus établis dans sa famille. Elle avait atterri à Gryffondor, sa maison, et lui avait alors fait une forte impression. Une battante, sûre de ses convictions, et qui ne transigeait pas sur l’honneur, la loyauté et la morale. Apprendre qu’elle était devenue Auror n’avait pas été une surprise pour Albus, c’était même dans l’ordre des choses, avait-il envie de penser. De même, le parti qu’elle avait pris de faire front face à sa famille pour suivre son cœur et ses convictions, quitte à se retrouver isolée, une paria parmi les siens… tout ceci l’avait autant intrigué que sincèrement touché. Il était admiratif de son talent et de son parcours, et il ne pouvait que l’accueillir à bras ouverts entre les murs de Poudlard.

« Je trouve toujours du temps à accorder à mes anciens élèves, voyons, surtout pour l’une des plus brillantes de mes anciens élèves », répondit Albus avec une étincelle de malice dans les yeux quand la jeune femme le salua et le remercia de lui consacrer du temps. « Installez-vous », proposa-t-il en lui désignant le siège confortable face à son bureau. « Je pense deviner les raisons de votre visite. Il s’agit d’Orpheus, n’est-ce pas ? »

Il ne pensait pas, il savait. Il était évident que c’était de son frère qu’il s’agissait, ce frère contre qui elle menait une guerre sans merci, ce frère qu’il avait accepté d’embaucher, pas tant par foi dans ses compétences (même si Orpheus Beurk était tout sauf un idiot), mais pour des raisons que Theodosia attendait de lui qu’il explicite à présent.

Quand on atteignait un certain âge comme c'était son humble cas, et quand on faisait le métier qui était le sien, on savait qu'il n'était guère intelligent de s'attacher à toutes les personnes qui croisaient notre chemin. C'était une faiblesse dont Albus souffrait parfois encore trop régulièrement, cela va sans dire, mais c'était une faiblesse qu'il savait négliger en certains instants. Quand ses anciens élèves venaient frapper à la porte de son bureau, il savait donc pertinemment que ce n'était pas pour renouer ou rattraper le temps perdu, et c'était préférable.

En l'occurrence, les raisons de la présence de Theodosia Beurk ici même était si évidente qu'il n'était même guère besoin de l'expliciter. Elle était là parce que son frère avait été engagé comme professeur d'étude des Moldus, alors même qu'elle est convaincue de la violence de ce dernier envers son neveu, à certainement plus que juste titre. Elle devait s'interroger sur ce qui l'avait poussé, lui, à tolérer cette intrusion d'un individu à la probité plus que contestable entre les murs du château, alors qu'en sa qualité de directeur, il avait justement la possibilité et l'occasion de faire une différence, voire même de s'aventurer sur des chemins qu'avaient négligé ses prédécesseurs.

Ce qu'il semblait avoir notamment fait en engageant la reprise de justice qu'était Carlotta Pinkstone, ou le demi-géant qu'était Rubeus Hagrid. Mais il y avait des exceptions, et des raisons dissimulées. Et celles qui motivaient Albus étaient bien obscures encore aux yeux de l'Auror. Mais il se ferait un plaisir de l'éclairer. Elle n'avait aucune raison de demeurer dans l'ombre, d'autant plus qu'elle était très concerné par cette situation.

« Je suppose que tu te demandes pour quelles raison j'ai accepté de l'engager, je suppose que tu espères ne pas avoir à me mettre en garde contre lui. »

Il lui adressa un sourire. Ces propos devraient déjà la rassurer. Il ne s'illusionnait pas le moins du monde quant à qui était la personne à qui il avait affaire. Et il ne comptait pas se laisser abuser par la façade que le jeune homme lui avait montrée en se présentant à lui. Surtout que cette façade avait présenté, et très rapidement, des failles plutôt évidentes.

« Je me trompe ? »

En effet, Albus n'avait pas besoin d'être mis en garde en ce qui concernait Orpheus Beurk. Cela ne signifiait en rien qu'il ne lui arrivait pas de se tromper... il avait déjà fait les frais, et plus d'une fois, d'un mauvais jugement, mais il pensait tout de même avoir un sentiment généralement juste et justifié concernant ceux auxquels l'on pouvait se fier et ceux dont il valait mieux se tenir à distance autant que possible. Donc oui, il savait pertinemment de quel bois était fait Orpheus Beurk. Il était pétri d'idéaux traditionnels nocifs qui étaient si profondément inscrits en lui qu'il ne serait pas capable de s'en défaire.

Son éducation n'était pas seule à blâmer, Theodosia avait reçu exactement la même et s'en était sortie honorablement. Orpheus Beurk était-il irrécupérable ? Peut-être pas. Albus croyait en la capacité que chacun avait de changer, aussi pensait-il que ce jeune homme dangereux en était tout autant capable, mais ils n'avaient malheureusement pas le temps d'attendre après une quelconque et miraculeuse rédemption de la part de celui qui, sans doute trop prochainement, pourrait bien s'en prendre à son propre fils.

« Au vu des faits alarmants qui lui sont reprochés, quand bien même ils n'ont pas été prouvés, et au regard de ceux qui pourraient peut-être s'ensuivre si nous n'y prenions pas garde, j'estime préférable de le savoir entre ces murs, où il est préférable de garder un oeil sur lui autant que faire se peut, tu n'es pas d'accord ? » dit posément l'ancien professeur de métamorphose afin de répondre plus directement à la question de l'Auror.

Il ne fallait définitivement pas se leurrer, Orpheus Beurk ferait sans doute un lamentable professeur d'étude des Moldus, du moins dans le sens où l'entendait le directeur de Poudlard. Mais tant qu'il était ici, sa présence n'était pas à supposer ailleurs, où il était largement plus susceptible de s'en prendre à un enfant qui n'avait rien demandé à personne, et qui méritait autant qu'aucun autre de vivre le plus longtemps possible.

« Son temps ici est de toute façon compté, qu'il en soit satisfait ou non, il n'est engagé ici qu'en qualité de remplaçant. »

Au retour de Carlotta, il fallait gager que le petit Amos aurait le temps d'être épargné des foudres de son père. Il était bien entouré, cela pouvait aider. Plus qu'il ne devait l'imaginer lui-même.

Le directeur de Poudlard sentait qu'il était parvenu à rassurer son interlocutrice... dans la mesure du possible. Il en faudrait davantage pour que cette âme tourmentée soit apaisée. Rien ne lui permettrait de trouver la paix dans cette situation tant que son frère serait toujours en liberté, et donc susceptible de faire du mal à son neveu. Albus voudrait la rassurer pour de bon et lui conférer la certitude qu'à présent qu'Orpheus se trouvait dans son école, il ne serait pas capable de nuire. Mais s'il faisait au mieux pour avoir des yeux et des oreilles partout, il restait faillible.

Certaines personnes voulaient croire qu'il était infaillible, il ne l'était pas, et ses erreurs avaient déjà pu coûter cher à certaines personnes. Il s'arrangerait à ce que son interlocutrice soit apaisée, et à tenir la promesse implicite qu'il lui faisait. Mais il n'était pas le maître des événements. Theodosia devrait davantage compter sur elle-même pour escompter parvenir à ses fins. La jeune femme avait la volonté, la détermination de rétablir une justice qui avait trop longtemps été bafouée et qui avait coûté cher à ses proches.

« Il est arrivé il y a peu, pour le moment, je n'ai rien constaté. »

On pouvait dire qu'Orpheus prenait ses marques, et il avait l'intelligence de ne pas faire de vague. C'était même quelque chose qui le caractérisait de manière générale, de ce qu'Albus avait pu constater. Au-delà de la noirceur de ses intentions et de la cruauté de ses actes. Il était capable, par une sorte de tour de passe-passe psychologique, de se croire dénué de toute responsabilité, et il parvenait à ignorer la gravité de ses actes, du moment, à leur donner un cadre et une justification qui faisait que d'autres étaient capables d'applaudir des deux mains, et de soutenir le drame.

« Je ne suis pas complètement convaincu par ses méthodes d'éducation, et j'ai bien l'intention de lui toucher deux mots à ce sujet. Mais je n'ai cependant rien à lui reprocher que je puisse considérer être véritablement alarmant. »

Albus savait que l'intention d'Orpheus était d'encourager ses élèves à "connaître leur ennemi" bien plus qu'à les instruire à mieux comprendre leurs voisins non magiques pour vivre en bonne entente avec eux, dans le respect et l'empathie. Mais Albus considérait qu'Orpheus ne serait capable que de prêcher les déjà convertis à cette cause spécifique.

Albus avait conscience du fait que la réponse qu'il donnait à Theodosia n'était pas forcément celle qu'elle espérait. Il pouvait, sans avoir besoin de se frayer un chemin dans son esprit, comprendre ce qui lui passait par la tête : il serait accomodant d'avoir une salve de reproches à faire à Orpheus, mais s'il avait eu la moindre preuve à l'encontre de ce père indigne, il n'aurait pas hésité un seul instant à s'insurger, à s'opposer afin qu'il soit mis hors d'était de nuire. Mais ils allaient avoir besoin de quelque chose de plus tangible. Et pour cela, ils n'allaient pas avoir d'autres choix que de prendre leur mal en patience, et ce que cela leur plaise ou non.

Albus avait l'intention de tenir sa promesse envers Theodosia. Cette histoire ne le concernait pas directement mais lui tenait à coeur malgré tout, et il n'avait aucune difficulté à comprendre le trouble qui habitait son interlocutrice et à quel point cette dernière était affectée par ce qui lui arrivait. Dans une moindre mesure, il avait des points de comparaison auxquels se conférer, il était bien placé pour savoir que les relations fraternelles étaient loin d'être un long fleuve tranquille.

Même si, dans ce cas, il devait certainement se mettre à la place d'Orpheus à l'époque qu'à celle de Theodosia, et il n'en était pas forcément fier. C'était même l'une de ses plus grandes hontes, à vrai dire. Et elle le resterait toute sa vie. Mais il n'était pas question de lui. En revanche, tout ce qu'il faisait avait toujours, en tout cas un peu, vocation à rattraper certaines erreurs passées. Il ne pouvait que soutenir Theodosia dans sa quête nécessaire et logique de justice.

« J'en avais l'intention. », confirma Albus quand Theodosia lui demanda s'il accepterait de la tenir informée du moindre élément susceptible de l'alarmer.

C'était le cas. Il n'avait pas l'intention de la laisser à l'écart de ce qu'il adviendrait. Même s'il savait que son enquête n'était pas officielle, et qu'elle ne pouvait donc rien lui demander au nom de son statut d'Auror, ça ne l'empêcherait pas d'agir ainsi qu'elle le demandait, étant donné que c'était selon lui la chose à faire.

« Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour toi ? »