Dix pas en avant pour vingt en arrière. Je me sens submergée. J'étais fière de mes projets, de mes accomplissements... d'avoir osé rencontré Sasha, d'avoir revu Dennis, d'avoir fait face à Tom (même si sur ce dernier point, j'ai bien conscience qu'il s'est agi d'une terrible erreur)... Et maintenant, la masse d'informations acquises, le souvenir de toutes ces rencontres, de toutes ces révélations cumulées... ça me tourne la tête, et mon angoisse habituelle est devenue... ingérable. Complètement ingérable... En temps normal, je réussis à dormir. Je ne fais presque que des cauchemars, c'est un fait, mais au moins le sommeil tolère de pointer le bout de son nez. Plus maintenant. D'insomnies en insomnies, je deviens folle, je sursaute au moindre bruit, je frissonne au moindre coup de vent...

Je ne sais pas quoi faire. Je crois que le plus simple serait de revoir Dennis. Il est le seul à réussir à me rassurer, à m'apaiser. De toutes mes initiatives, le revoir est la seule que je ne regrette pas. Cela m'a fait un bien immense, comme un baume indéfinissable sur mon coeur. J'avais besoin de le retrouver... et j'ai encore besoin de lui. Mais je ne veux pas m'imposer... Je lui en ai tellement dit, j'ai retourné sa vie dans tous les sens, et il ne méritait pas ça. Je me répète que je l'ai fait pour son bien, cela ne m'empêche pas de m'en vouloir beaucoup. Je me dis que sa vie aurait été plus simple si je n'étais pas revenue.

Je ne sais plus quoi faire. Alors au lieu d'avancer comme j'avais commencé de le faire, je piétine, je recule, j'ai peur, je n'ose pas... je reste enfermée dans ma chambre, au grand désespoir de mes parents et je redoute tout... Quand on frappe à la porte, je frôle la syncope. Au début, je ne bouge pas, je me dis que je vais faire comme si je n'avais pas attendu. Mais on insiste. Et je me dis, c'est peut-être Dennis ?

Je me dirige vers l'entrée. Je prends la précaution de regarder par le judas. Ce n'est pas Dennis, mais quelqu'un que je connais. Non, je n'ai pas envie delui ouvrir. Mais Billy est policier, maintenant. Et s'il s'était passé quelque chose ?

-Qu'est-ce que tu fais ici ? je demande un peu sèchement quand j'accepte d'entrouvrir la porte pour savoir ce qu'il me veut.

Je le toise avec un mélange d'angoisse et de réticence quand il m'apprend - s'il me dit la vérité - qu'il avait juste envie de me voir. Je n'y crois pas. Pourquoi frapperait-il à ma porte juste sous ce motif ? S'il n'est pas celui qui a rendu mon enfance infernale en priorité, il y a tout de même contribué. Dennis et moi étions ses souffre-douleur, à l'orphelinat. Nous en avons enduré, dans les grandes largeurs, par sa faute, et maintenant il revient comme une fleur ? La part la plus paranoïaque en moi ne pense qu'à une chose : il se paie ma tête, il me manipule... il attend quelque chose de moi, ou bien il me joue un tour. Dans tous les cas, je ne veux pas le laisser entrer. Je n'ai pas envie de passer du temps avec lui.

C'est plus fort que moi, particulièrement impoli mais instinctif et pas du tout calculé : quand il me demande s'il peut entrer, je fais non de la tête avec vigueur. Non, la seule perspective de le laisser pénétrer mon cocon me révulse, je me braque. J'ai peur de lui tenir tête... je n'ai jamais osé lui tenir tête à l'époque, parce que je savais qu'il était plus fort. C'est toujours le cas aujourd'hui, il m'a même l'air plus menaçant qu'à l'époque : quelque chose dans son regard me terrifie, et sa carrure, plus développée qu'à l'époque. Il me ferait tomber d'une pichenette. Malgré tout, je m'oppose, je m'insurge : hors de question de le laisser gagner mon espace vital... je suis convaincue que j'en souffrirais, tout naturellement.

-Je... je préfère pas, je réponds en essayant d'afficher le plus d'assurance possible. Mais de ma part, je sais d'office que ce ne saura pas être très convaincant. Convaincue, je le suis pourtant, mais je n'arrive jamais à m'imposer auprès des autres, même pour dire ce que je pense. Pourquoi tu avais envie de me voir ? je demande ensuite, sur mes gardes.

Impossible pour moi de même concevoir l'idée de pouvoir lui plaire. A lui comme à qui que ce soit d'ailleurs, mais lui encore plus : ça ne me semble absolument pas possible, tout sauf crédible. Et je n'ai aucune envie que ça le devienne, au passage.

La réponse de Billy me donne la chair de poule. Je suis partagée entre l'incompréhension et le dégoût... le tout mélangé à la peur que je ressens de toute manière de façon très habituelle au quotidien. Je ne comprends pas. Enfin si, je comprends, je peux avoir l'air naïve, mais je ne le suis pas totalement non plus. Je comprends bien que ce que le jeune homme entend par là, c'est qu'il m'a revue, et qu'il m'a trouvée à son goût. Savoir cela me révulse.

Ma mère me le répète souvent. Je suis devenue une jeune femme, et selon elle une belle jeune femme. Ce n'est pas ce que je vois, personnellement, quand je me regarde dans le miroir. Quand je jette un regard attentif à mon propre reflet, je ne vous qu'une petite fille apeurée... je ne m'imagine pas capable de plaire. Et surtout, je n'ai pas envie de plaire, je n'ai pas envie d'attirer cette attention inutile sur mon passage. Je veux être transparente comme le vent, je veux être oubliable, c'est tout. Surtout aux yeux de Billy, d'ailleurs.

Il a changé, comme moi. Forcément, il s'était écoulé de nombreuses années avant que je le revois. Il n'est peut-être plus la petite brute qui passait son temps à nous martyriser, moi et Dennis, à l'orphelinat. Mais c'est cette image que je garde lui. Le mal qu'il a fait a laissé dans mon esprit et dans ma mémoire une empreinte bien moins vive que celle infligée par Jedusor, mais ce n'est pas pour autant que je n'ai pas oublié. Comment peut-il vraiment penser pouvoir frapper à ma porte et revenir comme une fleur; Si j'ai pris beaucoup de résolutions dernièrement, celle de ne plus jamais le revoir aurait pu en faire partie.

-Je... je veux pas... que tu restes ici. Je ne veux pas qu'il s'approche de moi, je ne veux pas qu'il me tourne autour, je veux qu'il me laisse tranquille. Je n'aime pas son regard de prédateur, je n'aime pas l'impression qu'il me donne de lui être acquise alors qu'il ne le sera jamais. Laisse-moi tranquille, s'il te plaît.

Je parle d'une voix si faible, il ne m'entendra peut-être pas... J'ai peur qu'il s'emporte, qu'il s'énerve. Comme d'habitude, j'ai peur de tout.

Il ne peut pas faire ça. Le ton de sa voix... la manière dont il prononce ces mots... Mon angoisse naturelle laisse place à une autre forme de panique, plus vive, plus puissante. Je suis terrifiée. S'il y a bien un endroit où je me sens bien, à ma place, rassurée... c'est ici, dans cet appartement. Mon terrier, mon cocon, mon hâvre. Il est en train de pénétrer le seul cercle rassurant que je possède, il éclate ma bulle, et je me sens mal à en crever...

Il est rentré chez moi. Et à partir de là, mon esprit se paralyse. Il est rentré chez moi. Il est rentré chez moi, il est rentré chez moi. Sa voix, son regard... En cet instant, il me terrifie plus que Jedusor ne l'a jamais fait. Je veux qu'il disparaisse. Qu'il disparaisse le plus vite possible. Mais il reste là... Encore, il reste là. Ses doigts encerclent mon poignet. Je me sens trembler de tous mes membres. La terreur me paralyse. Il faut que je le fasse partir, il faut qu'il s'en aille, il faut... Que j'agisse. Mais comment ? J'ai les pieds glués au sol. Si je bouge, c'est que je tremble. Je ne veux pas...

-Va t'en...

Je ne sais même pas comment les mots font pour s'échapper de mes lèvres. Je sens comme un poids violent au creux de ma gorge. Pourtant, j'ai réussi à articuler quelques mots. Mais c'est comme si j'avais des épingles sur la langue. Comme des épingles sur les poignets. Je me sens douleur. Il faut qu'il s'en aille. S'il ne s'en va pas, je ne respire plus. Je n'y arrive déjà presque plus. J'ai le sang glacé. Comme si des glaçons me coulaient dans les veines.

-Va t'en ou je crie.

Je ne sais pas comment je réussirai à hausser la voix alors qu'elle est si faible... Mais je suis prête à rassembler tout mon courage pour mettre mes menaces à exécution. Mes cris changeront-ils quoi que ce soit ? Peut-être pas. Mais je sais une chose : je ne le laisserai pas me faire du mal. C'est ainsi, c'est comme ça. Je refuse. Catégoriquement, je refuse. Je n'en peux plus, ça suffit... ça suffit.

Il tente de me rassurer en m'affirmant qu'il ne me fera aucun mal, qu'il n'est pas un monstre... mais il me fait déjà du mal, et je le trouve déjà monstrueux... terriblement monstrueux. En envahissant mon espace personnelle, en refusant de m'accorder un espace d'intimité et de liberté, il me fait souffrir du mal, il me prive d'oxygène, il me plonge dans une angoisse terrible. Je sens à peine l'étau de ses doigts libérer mon pooignet, parce que je ne me sens pas moins prisonnière pour autant : prisonnière de ses paroles, de son regard insistant.

Il me demande de lui laisser une chance, mais ce n'est pas vraiment un choix qu'il me donne. Il serait contrarié si je refuse, et qu'est-ce qui se passera alors, si je le contrarie. Je perçois tant de violence en lui... ça a toujours été le cas. Billy Stubbs était déjà une vraie brute du temps où nous étions tous à l'orphelinat, et il en a martyrisés plus d'un... Dennis et moi en priorité... Tom aussi. Mais j'ai l'impression que la violence que renferme son coeur a grandi encore depuis. Il y a tant de rage en un seul individu, et tant de peur en moi. Je ne sais pas quoi faire, si j'interfère, qu'est-ce qu'il fera de moi ? Et si je dis oui... qu'est-ce qu'il ferait de moi ?

-Je... vraiment, Billy, ça sert à rien, ça ne m'intéresse pas. Je suis pas...

Je ne suis pas une fille pour lui, ni pour personne, j'ai juste besoin qu'on me laisse tranquille. En moi-même, je prie pour que mes parents débarquent et mettent fin à cette situation embarrassante. Je me sens menacée, vraiment menacée. Je me dis qu'au moindre mouvement, au moindre battement de cil, il serait capable de tirer avantage de mes propos, de détourner mon comportement, ou de dépasser une limite insupportable. Il y a déjà tant de monstres qu'il me faut affronter, je n'en supporterai pas un autre, encore moins s'il doit être en chair et en os. Je ne suis pas capable de me battre, je ne l'ai jamais été ni ne le serait jamais, c'est tout simplement impossible pour moi.

Le ton de Billy s'est apaisé. Est-ce que je me sens rassurée pour autant ? Pas du tout. Même quand il ajoute un peu de miel à l'ensemble, je garde un goût amer en travers de la bouche, une angoisse ténue qui me saisit tout entière. La douceur de sa voix me fait penser au ton mielleux qu'a employé Tom quand il s'est adressé à moi au moment où je l'ai revu. Je n'aime pas ça. Je n'aime pas ça du tout. Ceux qui dissimulent leur vraie nature sous un masque de douceur et de gentillesse sont les pire. Tous mes sens sont en alerte, je me sens prête à hurler à toute instant, comme j'ai menacé de le faire. Mais même si je me mettais à crier... et après quoi ? Après rien. Il aurait facilement le dessus sur moi... Alors peut-être que je dois juste laisser passer, serrer les dents et, dès que je vois une issue, détaler à toute jambe.

Je suis trop faible pour me battre, j'ai trop peur pour chercher à lui tenir tête encore. C'est peut-être la pire chose à faire, mais je décide de jouer son jeu, en espérant que ça passera. Est-ce que ça passera vraiment ? Possible que non. Très possible que non. Mais je n'y peux rien, je ne sais pas quoi faire d'autre. J'essaie de limiter la casse. Comme très souvent, dans mon cas, j'essaie de survivre. Je me le reprocherai plus tard, mais je n'ai pas de solution. Peut-être en parler à mes parents. Ne plus jamais ouvrir à Billy quand il sonnera chez moi. Mais ici et maintenant, je suis impuissante. Et je dois l'accepter.

-On a pas grand-chose à boire..., je réponds, mal à l'aise, pour lui faire comprendre que j'accepte son marché, même si c'est à contrecoeur, même si je voudrais qu'il s'en aille, qu'il s'évapore dans l'instant, qu'il ne soit que le fruit de mon esprit beaucoup trop dérangé. Tu veux... de l'eau ?

Je pense à mes retrouvailles avec Dennis, qui n'avait aussi que de l'eau à me proposer. Je voudrais qu'il soit avec moi, maintenant... Je sais qu'il ne pourrait pas faire grand-chose dans cette situation, mais sa seule présence me réconforterait. Sauf qu'il n'est pas là.

Il n'y a que de l'eau, oui, et heureusement, Billy a l'air de bien vouloir s'en contenter en dépit de sa réticence initiale. Avec lui, j'ai peur du moindre mot que je prononce, j'ai peur du moindre geste que je peux faire. Déjà en temps normal, je ne suis pas à l'aise avec mes paroles et mes actes, mais là, c'est pire, bien pire... Je me sens... piégée. Je me dis qu'au moindre pas de travers, il peut ne faire qu'une bouchée de moi... la seule chose qui pourrait me sauver, maintenant, c'est que mes parents rentrent plus tôt que prévu, et encore, ils pourraient ne pas être capables de vraiment comprendre la situation et juste être contents de me voir passer du temps avec quelqu'un. Ils veulent que je me sociabilise un peu plus, je le sais. Et je prends sur moi pour ça. Mais pas lui. Pas Billy.

Je peux m'éclipser quelques secondes le temps de nous servir deux verres d'eau et j'en profite pour prendre une immense inspiration. Agrippée au plan de travail de la cuisine, je me sens à deux doigts de tomber dans les pommes. Mais je me ressaisis. Je dois prendre sur moi. J'essaie de me remémorer tous les exercices mentaux que m'ont appris mes parents adoptifs. De retour, je tends son verre à Billy, et m'installe le plus loin possible de lui. Je bois à petite gorgée son contenu pour me donner un peu de contenance. En vérité, j'ai envie de disparaître dans les tréfonds du monde et de ne jamais en revenir.

-De moi ? je demande, un peu désarçonnée, quand il me demande de lui parler un peu de moi... Je ne vois pas quoi dire, je n'ai rien envie de dire. Je ne peux pas dire que ma vie soit totalement... banale, mais autoriser Billy à en connaître ne serait-ce que quelques fragments me procure un sentiment de malaise incomparable. Il... il n'y a rien à dire, tu sais. Je suis toujours la même...

Ce qui quelque part est vrai. Je reste cette boule d'angoisses et d'incertitudes. Je reste cette enfant fragile qui a peur de faire le moindre pas dans la vie sous peine de trébucher. La différence, maintenant, c'est que je tente de lutter contre mes démons, mais la tâche n'est pas simple.

Non, il se trompe, je suis toujours la même. Ou si je ne le suis plus, je ne le suis plus depuis ce jour maudit où la caverne a gardé en elle une partie de moi, et m'a laissée inerte, comme une coquille vide. Là, j'ai changé, là, j'ai cessé d'être moi. Tout ce que je fais, à présent, tout ce que je ne cesserais jamais de faire, c'est de tenter de repartir à la conquête de moi-même. Avec plus ou moins de succès.

C'est pour ça que j'ai voulu faire face à mes démons, c'est pour ça que je veux que Dennis fasse à nouveau partie de ma vie, c'est pour ça que je cherche à revoir mon frère et ma soeur, même si ce n'est pas pour faire partie de leur vie. Et il s'est passé tant de choses... Est-ce que, pour autant, je me sens différente ? Est-ce que j'ai l'impression d'avoir changé comme Billy le soutient ? Non...pour moi, je suis... en chantier... et avant d'être parfaitement reconstruite, il me faudra des mois, des années... ou peut-être plus de temps que je n'en possède pour y arriver.

Mais je comprends de quoi il parle. Physiquement, j'ai changé. Je ne le remarque pas. Je ne me trouve ni belle ni attirante, mais dans le regard de Billy, je sais qu'il y a quelque chose qui ressemble beaucoup trop à du désir. En cet instant, je donnerais tout ce que je possède pour être en vérité laide, d'une laideur sans nom, tant qu'à faire. Qu'il cesse de me regarder, qu'il cesse de me désirer.

Je ne relève même pas le compliment, quand il me dit que je suis magnifique, je me contente de baisser les yeux sur mon verre d'eau, auquel je m'agrippe comme s'il était susceptible de me sauver la vie, ou comme s'il pouvait m'offrir l'ultime échappatoire en m'y noyant. Je ne veux pas soutenir ce regard-là. Parler de mes parents. D'accord. C'était le genre de sujet de conversation que je suis capable de gérer.

-Oui, j'acquiesce doucement, d'une voix un peu tremblante. Ils m'aident beaucoup. Ils sont psychologues, alors...

Et moi, de mon côté, je suis sacrément dérangée.

Il sait, bien sûr, que mes parents sont psy, il s'est renseigné sur moi (ou bien c'est juste que leur plaque professionnelle est juste devant notre porte). Ce n'est rien, la plupart des gens savent qui sont mes parents et quelle est leur profession, mais le fait qu'il en sache autant sur moi réussit tout de même à me mettre mal à l'aise. En même temps, il m'en faut peu pour être mal à l'aise, encore plus en présence de Billy Stubbs. Je veux qu'il m'oublie, je veux qu'il en sache le moins possible sur moi. Chaque information complémentaire dont elle dispose à mon sujet me donne le sentiment d'être encore plus vulnérable, c'est définitivement un sentiment difficile à vivre et à accepter.

Il me demande si ça me rend pas dingue que mes parents aient un tel métier. J'ai envie de lui répondre que je suis déjà dingue, mais je ne veux pas savoir ce qu'il aurait à répondre à une telle information, en vérité. Je suis dingue, c'est tout. Pas parce que mes parents sont psy, mais parce que quelque chose ne va vraiment pas dans ma tête. Mes parents ne sont pas le problème, ils sont la solution, et je n'ai pas envie de laisser Billy les insulter.

Même si je sais qu'il a raison dans le sens où mes parents ne m'épargnent pas. Est-ce que je me sens analysée en leur présence ? Tout le temps, oui. Ils me donnent le sentiment d'être un objet d'études très élaboré quand je suis à proximité. Mais je ne le leur reproche pas du tout. Je pense que n'importe qui d'intéressé par la psychologie trouverait mon cas intéressant. Et au fond, j'ai aussi l'espoir que, à force de m'observer, ils trouvent un moyen, n'importe lequel, de me guérir... Pour l'instant, ce n'est pas probant, mais ce n'est pas faute de faire des efforts. Ils me consacrent beaucoup de temps et d'attention et c'est ce qui compte.


-Pas du tout, je réponds de façon un peu trop ferme, mais pour occulter le moindre doute. J'ai de la chance de les avoir, sans eux je serai... je ne sais pas ce que je serais, mais quelque chose que je ne veux pas être en tout cas. ... un peu plus perdue.

Je hoche la tête avec vigueur quand Billy suggère que mes parents adoptifs sont sans doute très bien pour moi. C'est la vérité, c'est ce que je pense, et je n'ai pas l'intention de remettre cette affirmation en question. C'est la vérité. Mes parents adoptifs sont très bien pour moi. Je pense que personne d'autre n'aurait réussi à prendre si naturellement et efficacement en charge la gamine traumatisée que j'étais... que je suis encore. Ils ne se contentent pas de m'accueillir avec amour et tolérance, ils cherchent aussi à me libérer de mes démons. Quels autres parents feraient cela ? Est-ce que c'est efficace ? J'aimerais dire que oui, malheureusement j'en doute. Ceci dit, ils font pour moi des efforts et des concessions tels qu'ils ne méritent que ma reconnaissance.

Et je ne sais pas si Billy pense la même chose ou pas, mais il a en tout cas compris qu'il n'obtiendra rien de moi en s'en prenant à eux. Il n'obtiendra rien de moi, point, mais je préfère qu'il ne m'attaque pas sur des sujets à ce point sensibles si je peux avoir vraiment le choix. Mais il s'engage sur un terrain tout aussi déplaisant.

Moi ? Quitter le nid ? Je n'y pense surtout pas ? Quand je vois Dennis qui vit seul en dépit de ses névroses et de ses angoisses, même si je sais qu'il n'a pas vraiment choisi cette situation, je l'admire profondément. Moi, je pense que je serais absolument incapable de vivre par mes propres moyens, de m'assumer seule. Je ne suis pas autonome ou indépendante du tout. Je rêve de le devenir, mais c'est loin d'être le cas. Alors, tant que mes parents voudront de moi, je ne partirai pas. Et pour ce qui est de trouver un mari. Je fais non de la tête d'un geste vigoureux, les yeux baissés. Je préfère faire mine de ne pas comprendre le sous-entendu, même si les gros sabots de Billy sont assez difficiles à ignorer quand même.

-Je suis très bien ici, je n'ai pas du tout envie d'aller ailleurs, je rétorque simplement, les yeux toujours baissés.

Et donc, je n'ai pas envie de trouver un mari non plus. Ce n'est pas un objectif de vie pour moi. Plutôt une autre source d'angoisse.

Chacun des mots qu'il prononce sonne comme une menace à mon oreille. J'ignore si c'est son intention, mais c'est ainsi que je le ressens, c'est ainsi que je le perçois. Sa présence m'angoisse, son discours me terrifie. J'ai le sentiment qu'il m'envoie un message. Il a compris que je ne veux pas de lui, mais il s'en moque, il m'aura s'il le décide. J'ai compris que beaucoup d'hommes étaient ainsi, à penser que certaines choses, certains individus, leur étaient dûs, tout naturellement. Mon opinion ne pèse pas dans la balance. Je ne suis pas sûre qu'il y ait une balance, d'ailleurs, ça ressemblerait déjà un peu trop à quelque chose d'assimilable à la justice. Il fait comme il l'entend, et moi je n'ai pas mon mot à dire si ce n'est pas pour lui faciliter la tâche.

Je ne peux pas me cacher derrière ces quatre murs, toute ma vie... Je le sais, je suis angoissée, mais je ne suis pas naïve, je sais très bien que cet endroit rassurant, la famille que je me suis trouvée, sont une échappatoire qui ne peut être que temporaire, et à laquelle je ne pourrai pas me raccrocher éternellement. Ces quatre murs me rassurent et me protègent, et je sais que mes parents m'y garderont la bienvenue aussi longtemps que je le déciderai. Mais combien de temps ? J'ai toujours peur qu'ils se lassent de moi, qu'ils en aient assez de m'avoir à leur charge, que le fait qu'ils m'engagent dans la "vraie vie" soit une manière pour eux de me voir filer comme l'éclair, sans aucun regard en arrière.

-Il... il y a plein d'autres femmes qui peuvent t'offrir ce que tu cherches, je réplique si rapidement que je ne sais même pas si mes propos sont compréhensibles.

Je veux qu'il abandonne, je veux qu'il recule de plusieurs pas. Si ce qu'elle cherche n'est que la chaleur d'un autre corps, la compagnie facile d'une femme comme il les aime, alors je suis sûre qu'il y a dans le vrai monde des personnes qui répondent à ses critères. Ce n'est simplement pas moi. Je ne veux surtout pas que ce soit moi. Cette idée m'est bien trop angoissante.

Peut-être que c'est vrai, qu'il n'y a aucune femme comme moi. Pas parce que je suis exceptionnelle, mais parce que je suis brisée, détruite... Je n'y crois pas. Non, je ne suis pas la seule dans mon cas. Des femmes qui luttent avec des traumatismes psychologiques, il y en a des centaines, des milliers, même... Mais en tout cas, même s'il devait y en avoir une seule comme moi...

Je ne serais pas intéressante pour autant. Pas pour un homme qui voudrait... ce que Billy attend de moi. Je sais que je ne me trompe pas sur ses attentes. Et ses attentes me terrifient. Il y a dans son regard quelque chose qui me fait peur. Parce que je me dis que des intentions au passage à l'acte, il n'y aurait pour elle qu'un seul pas pour lui à franchir. Et moi, à force de reculer, coincée entre ses quatre murs, je n'aurais plus d'issue. La panique me secoue par vagues, j'ai envie de fondre en larmes, mais j'ai l'impression qu'un nouvel accès de vulnérabilité l'attirera encore plus. C'est malsain d'être attiré par quelqu'un comme moi.

-Tu... tu ne me connais pas, je répondis en me crispant encore davantage.

Je crée une armure mentale, pour me protéger de la moindre intempérie, je voudrais qu'elle soit si solide, imprenable que tout acte, tout geste de sa part ne sache m'atteindre, sous aucun prétexte, peu importe lequel. Mais c'est vrai, il ne me connaît pas. Même s'il est l'une des personnes qui fait "partie de ma vie" depuis longtemps, il ne sait rien de moi, et par ailleurs, il ne m'a jamais comprise. Il s'est contenté de me brutaliser, de me malmener, de penser que me piquer constamment me précipiterait dans ses bras (sans surprise, ça ne marche pas comme ça).

Non, il ne me connaît pas. Il ne sait rien de cet impossible bordel, dans ma tête. Il ne sait rien de cette lutte constant, il ne sait rien de ce qui m'a façonnée en tant qu'individu. Je ne pense pas même qu'il sache vraiment comprendre ce qu'est mon caractère. Il voit ma fragilité, il ne cherche pas à analyser ce qu'elle renferme. Et je ne veux pas lui laisser accès à ce qu'il y a sous la surface. Je ne le veux surtout pas.