Isabel ne savait que penser du courrier qu'elle avait reçu. Ce n'était pas tous les jours qu'elle recevait des lettres anonymes qui lui demandaient de rejoindre tel lieu de rendez-vous, pour elle inconnu au bataillon.

Elle avait des centaines de suppositions concernant la personne qui pouvait se cacher derrière cette mystérieuse missive. Elle savait que ce pouvait être mauvais signe. De par toutes les associations qu'elle encourageait, elle était parfois en contact avec des personnes peu fréquentables, et ce n'était pas rassurant.

Il ne faudrait peut-être pas qu'elle y aille. Ou bien il faudrait qu'elle en parle avec Bill d'abord... Oui, sans doute, pourtant elle ne prit pas cette décision. Au fond, elle avait sa petite idée en tête... Elle songeait qu'il s'agissait peut-être de Seth. Après tout, elle avait elle-même utilisé le même procédé pour venir à sa rencontre. Peut-être avait-il réfléchi de son propre côté à leur conversation, et avait-il décidé de revenir sur ces dires. Seth et Bill étaient aussi bornés l'un que l'autre, c'était une chose qu'ils avaient en commun... C'était pour cela qu'elle estimait nécessaire de jouer les médiatrices. Même s'ils le lui reprocheraient pour commencer, ils finiraient par comprendre. Et un jour, ils la remercieraient.

Dans tous les cas, le rendez-vous était fixé en pleine journée et sur un lieu public, alors elle ne prenait pas trop de risques non plus en choisissant de se présenter au moment voulu.

Elle se rendit sur le lieu de rendez-vous, un peu en retard. Elle avait fait le chemin à pied, et sous-estimé le temps que cela lui prendrait pour arriver à temps. Sur place, son regard balaya l'intégralité du café. Pas de trace de Seth. Tout le monde était attablé et discutait. Il n'y avait qu'une femme, seule, qui fixait l'entrée et lui donnait l'impression de l'attendre. Prudemment, Isabel s'avança. Elle ne s'était pas attendu à ce que le rendez-vous soit fixé par une femme, mais qui sait ? Ca ne coûtait rien de demander.

"Excusez-moi." Elle tira la lettre parfaitement pliée de sa poche. "C'est vous qui m'avez adressé cette lettre ?" demanda-t-elle avec, dans la voix, toute la politesse du monde.

Si elle se trompait, tant pis, après tout, mais son instinct lui soufflait qu'elle s'adressait à la bonne personne.

-Oui, c'est bien moi.

Isabel observa la jeune femme avec attention, faisant au mieux pour ne pas trop la dévisager. Elle ne s'était pas particulièrement attendue à avoir affaire à une personne comme elle, mais au fond, cela la rassurant. Elles étaient deux jeunes femmes d'à peu près le même âge, et cette femme semblait agréable et accessible, elle avait un peu moins, par conséquent, le sentiment que cette conversation n'était rien d'autre qu'un guet-appens.

Il s'agissait donc d'elle, restait à savoir ce qu'elle pouvait bien lui vouloir, mais les réponses lui parviendraient bien assez tôt. Tout en écoutant son interlocutrice se présenter, elle s'installa face à elle tout en la gratifiant d'un léger sourire qui cherchait tout de même à dissimuler sa défiance et ses appréhensions sûrement légitimes.

Je m'appelle Phèdre, je suis une amie de Seth.

Une amie de Seth, d'accord. Vu son âge, elle était peut-être plus qu'une amie, même, mais Isabel s'intéresserait à ce genre de détails plus tard, quand elle saurait plus précisément à quoi s'attendre.

Il était effectivement question de Seth, la jeune femme s'en était douté vu le mystère qui avait entouré ce rendez-vous. Est-ce que cette femme se montrerait aussi catégorique que l'avait été le fils adoptif de Bill ? Ou bien cette Phèdre deviendrait-elle une alliée providentielle, qui elle aussi chercherait à arrondir les angles. Elle le serait sûrement bien vite. En attendant, elle la laissait surtout parler.

-J'ai récemment fait la connaissance de votre mari...

Isabel fronça les sourcils, intriguée. Devait-elle vraiment croire cela ? Elle n'en était pas certaine. Si vraiment, Bill et cette Phèdre s'étaient rencontrés, pourquoi Bill ne lui en aurait-il pas parlé ? Mais elle leva bien vite ce mystère en retroussant ses manches.

En voyant la marque sur le bras de la jeune femme, Isabel eut le réflexe, presque malgré elle, de relever ses propres manches afin qu'aucune marque ne s'y dévoile. Car oui, Isabel était une femme marquée, et qui trouvait toujours des excuses à ce qu'elle subissait.

-Son passage a laissé... quelques marques.

La réponse d'Isabel fut vibrante, catégorique, elle avait toutes les raisons de la croire, mais elle refusait de la croire. C'était une manigance, de la part de Seth, pour faire passer Bill pour ce qui ne l'était pas, pour qui il n'était plus.

"Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais je ne vous crois pas. J'ignore pourquoi votre ami vous a demandé de mentir, mais je sais de quoi mon mari est capable. Et il n'est pas du genre à agresser des inconnus."

-Mais par contre il est du genre à battre à mort sa propre épouse sous le nez de son fils.

Isabel serra les dents. Elle s'était attendue à une telle remarque, ce n'est pas pour autant qu'elle était agréable. La jeune femme se battait, chaque jour que Dieu faisait, pour faire oublier le sombre passé de son époux, et il se trouvait toujours quelqu'un, y compris des inconnus, pour pointer du doigt cette période sombre et douloureuse de sa vie.

Ce qui était était, Isabel ne pouvait mentir en prétendant que son époux n'était responsable de rien, qu'il n'avait rien fait, qu'il n'avait jamais rien fait... Mais il était un homme nouveau, il était un homme changé. Il avait purgé ses crimes, et au-delà. Sa prison n'avait pas été que physique. Isabel savait quelle culpabilité avait rongé l'homme qu'elle avait épousé tout au long de son incarcération. Elle avait des dizaines de lettres à sa disposition pour en attester.

Alors elle n'aimait pas entendre une inconnue juger ses choix et cette histoire. Elle pouvait accepter, voire apprécier la considération de son interlocutrice, mais elle ne la connaissait pas, elle ne savait pas tout. Et ça, ça ne passait pas.

Elle allait lui rétorquer que la jeune femme n'avait entendu qu'un seul son de cloche : elle ne connaissait qu'une seule version de l'histoire, ce ne pouvait pas être assez pour réellement s'en faire une opinion concrète. Mais elle fut prise au dépourvu par ce que la jeune femme ajouta alors :

-Il est allé trouver Seth chez lui, ils ont bien failli s'entretuer. Il vous l'a dit ou il a prétendu qu'il était tombé dans les escaliers ?

Les mots manquaient à Isabel, et toute réplique éventuelle mourut avant de franchir le seuil de ses lèvres. Comment ça, ils s'étaient vus et avaient failli s'entretuer ? Non, il ne lui avait rien dit. Oui, elle avait vu Bill lui revenir, sérieusement amoché, mais il lui avait parlé d'un ancien camarade de cellule qui avait voulu lui extorquer de l'argent. A aucun moment, il n'avait parlé du fait que lui et son beau-fils s'étaient revus... même si elle s'était douté que ça arriverait à partir du moment où elle avait dit à Bill avoir rencontré Seth.

"Qu'est-ce qui s'est passé... ?" demanda-t-elle avec prudence.

Elle pourrait nier les faits. Mais elle ne le voulait pas. Elle voulait comprendre ce qui s'était passé ?

-Vous feriez bien de poser la question à votre mari.

Et Isabel en avait l'intention, en effet. Elle ne comprenait pas... Et elle était bien naïve de ne pas comprendre, c'est vrai. Mais elle se voilait la face avec toute l'énergie en sa possession, accepter la vérité et la cruauté de cette dernière était au-dessus de ses forces.

Malgré tout, elle ne pouvait pas faire comme si de rien n'était, tout comme il lui était en réalité impossible de rejeter d'un bloc les propos de son interlocutrice sans faire preuve d'une immense mauvaise foi. Elle se souvenait de la colère de Bill quand il avait découvert qu'elle avait rencontré son fils adoptif sans l'en avertir. Elle avait deviné qu'il chercherait à le voir après ça... Mais...

Oui, elle devait lui poser la question. Il y avait toujours plusieurs versions à une même histoire. Isabel avait passé suffisamment de temps au contact de repris de justice pour le savoir. Il ne fallait pas se contenter de ce que l'on entrevoyait... Encore moins quand le récit était rapporté par une tierce personne. Malgré tout, elle ne pouvait pas prétendre que ce que Phèdre lui disait la laissait de marbre. Ni même que son discours était totalement improbable, même si elle le voudrait.

Il a trouvé l'adresse de Seth, il est allé chez lui, armé, et il a essayé de le tuer. Heureusement, Seth sait se défendre.

Bill serait donc allé trouver Seth, donc, mais pas dans le but de s'expliquer avec lui ? Seulement de lui faire du mal... de le tuer ? Non quand Bill parlait de Seth, Isabel était absolument convaincue qu'il évoquait des regrets, pas de la rancoeur... Il ne serait pas parti le tuer de sang froid. Il avait dû vouloir lui parler, et la situation avait dérapé... ? Seth n'avait pas l'air d'être complètement pacifiste de son côté non plus.

Les deux hommes renfermaient une manifeste agressivité, Isabel avait pu en juger. Alors il devait s'agir de cela, n'est-ce pas ? Oui, elle le croyait. Ou plutôt, elle avait besoin de le croire. Elle avait terriblement besoin de le croire, en fait.

"C'est impossible...", répondit-elle, presque plus pour s'en convaincre que pour tenter de faire entendre raison à son interlocutrice, qui de toute manière avait visiblement pris son parti. "Bill tient à lui. Je le sais, il me l'a dit, plus d'une fois..."

Il devait y avoir eu un malentendu... mais en attendant, cette situation rendait très improbable la perspective de réconciliation qu'Isabel avait eue pour le père et le fils.

-C'est vrai que votre mari a l'air d'être un exemple d'honnêteté.

Cette jeune femme pouvait bien en dire et en penser ce qu'elle voulait, pour Isabel, elles n'avaient tout simplement pas la même vision de l'homme qu'elle avait épousé. Que Phèdre soit influencée par le discours de Seth pouvait se comprendre par certains aspects, mais Isabel avait tout de même envie de croire, très sincèrement, que Bill, s'il avait peut-être menti à d'autres, avait toujours été sincère avec elle.

Oui, parfois, il était un peu maladroit. Et quelques fois, il était également un peu... brutal ? Mais elle voyait ses efforts et semblait la seule à le faire. Quand elle lui parlait, alors qu'il se trouvait encore en prison, elle pensait avoir vu clair en lui, plus que n'importe qui avant elle. Elle avait pu sonder le fond de son âme, il avait partagé avec elle des réflexions et des pensées qu'elle ne pensait pas qu'il ait accordé à quiconque d'autre.

Elle avait gagné sa confiance et son honnêteté. Et elle aimerait, de tout son coeur, que d'autres soient également capables d'y voir aussi clair qu'elle. Mais elle se doutait que ce n'était pas son interlocutrice qui initierait une telle attitude.

-Il vous frappe, n'est-ce pas ?

Isabel aurait voulu être capable de soutenir le regard de son interlocuteur, mais elle n'y parvint pas. Bien malgré elle, elle détourna les yeux. Elle était juste incapable de faire autrement.

S'il fallait parler d'honnêteté, elle était obligée de répondre par la positive.... mais à ses yeux, il n'était pas question de cela. Oui, il lui était arrivé de lever la main sur elle. Mais Isabel lui trouverait toujours des circonstances atténuantes. Elle pensait vraiment, à chaque fois qu'il se montrait... brusque, avec elle, que c'était de sa faute, qu'elle l'avait mérité. Elle culpabilisait, promettait de corriger son attitude. Elle ne réalisait pas qu'elle n'était pas en faute. Elle devait prendre la défense de Bill, quitte à mentir, c'était tout ce qui lui venait à l'esprit en cet instant.

"Bill n'a jamais levé la main sur moi." Et elle voulait s'efforcer de croire qu'il n'avait pas levé la main non plus sur Phèdre... ou encore Seth... que tout ceci était une machination dont les rouages lui échappaient. "Vous ne réussirez pas à le faire passer pour un monstre, ce n'est pas ce qu'il est."

-Je n'arrive pas à décider si vous êtes incroyablement naïve ou juste désespérément stupide.

Isabel serra les poings. Elle était habituée à ce qu'on la qualifie de naïve, elle avait l'habitude qu'on la prenne pour l'exemple même de la crédulité, voire même de l'idiotie. Mais dans ces circonstances particulières, et alors que ça touchait bien évidemment à une situation qui la concernait profondément et personnellement, elle était bien incapable de faire comme si de rien n'était ou encore de rester de marbre, ça lui était tout bonnement impossible.

Alors non, elle n'estimait pas être quelqu'un de naïf, pas plus qu'elle n'était stupide. Au mieux, elle était décontenancée, parce que cette situation la perturbait vraiment beaucoup et elle avait bien du mal à la supporter.

Dans tous les cas, elle n'allait pas supporter longtemps d'être considérée ainsi. Elle avait choisi de donner sa confiance à Bill, et elle savait pertinemment quelles étaient les raisons qui l'avaient poussée à agir ainsi. Ces raisons n'avaient absolument pas changé depuis, et elle comptait bien rester fidèles à ses principes, et à ce qui l'avait précipitée en premier lieu dans les bras de cet homme qui semblait n'avoir aucun rapport avec elle et qui pourtant, n'était jamais que son âme soeur, et la personne qui comptait plus que tout au monde à ses yeux.

Il va vous tuer, ce n'est qu'une question de temps. Soit vous l'acceptez tout de suite et dans ce cas, je peux vous aider, soit...

Elle frissonna. Les mots que choisissaient de prononcer son interlocutrice étaient forts et d'une extrême violence, une violence bien plus grande que tous les coups qu'elle avait bien pu recevoir, sans pouvoir admettre malgré tout. Bill, la tuer ? Non, c'était tout bonnement impossible.

Bill, la tuer ? Oui, il était capable de tuer, il l'avait fait par le passé, mais il avait changé, vraiment, il avait bel et bien changer. Bill, la tuer ? ... Non, elle ne voulait vraiment pas l'envisager. Jamais son époux ne serait capable de faire une chose pareille. Il l'aimait, et il ne se remettait toujours pas de la mort de sa précédente épouse, il était tout bonnement impossible qu'il réitère cette situation, c'était vraiment inconcevable, et juste hors de question que ça arrive.

"Je n'ai pas besoin de votre aide. Ni de celle de qui que ce soit d'autre.", répliqua-t-elle, très catégorique, car à ses yeux c'était effectivement la vérité. "Je vous remercie de votre sollicitude, mais je vous demanderai de ne plus jamais vous mêler de notre vie comme vous venez de le faire."

Elle ne laissa pas à son interlocutrice le temps de répliquer, elle se releva, prête à tourner les talons et à s'en aller. Elle avait suffisamment donné comme cela.