Lentement mais sûrement, l’état de Joan s’améliore. Ce n’est pas encore merveilleux, mais la jeune fille a recommencé à s’alimenter seule, et elle reconnaît de plus en plus les personnes qui viennent la visiter. La famille se relaie à son chevet ; l’équipe médicomagique autorise une seule personne à la fois à se tenir à ses côtés, avec une exception pour ses parents. Lorsqu’ils ne peuvent pas se rendre à l’hôpital, Robert s’arrange donc pour y aller, ou alors c’est Elsie, leur soeur aînée, qui s’y colle. Les frères et soeurs de Joan prennent aussi leur tour lorsque c’est possible, de sorte que la petite ait au moins une visite par jour. C’est que le temps passe lentement, à l’hôpital. Aussi lentement qu’en prison, songe parfois Robert en observant le ballet des soignants venant distribuer les repas. Mêmes journées vides, même régularité infernale des horaires, même attente de… de quoi, d’ailleurs ? En prison, Bob se souvient d’avoir beaucoup attendu, et à peu près n’importe quoi. Que le temps dehors change. Que quelqu’un meure, qu’un nouveau débarque, qu’une lettre arrive. N’importe quoi, pourvu que ça rompe un peu la monotonie du quotidien. Ici, c’est un peu pareil. Personne ne sait quand Joan pourra sortir, ni même si ça se compte en jours ou en années.

Alors Robert, tonton gâteau de son état, fait de son mieux pour aider sa nièce à tromper l’ennui. Il lui apporte de la lecture, des jeux, des bonbons aussi, qu’il lui fait passer en loucedé, loin des regards des médicomages. C’est sans doute autorisé, en réalité, mais le vieux voyou n’a pas pris la peine de poser la question ; pour lui, la contrebande relève de l’évidence. On ne guérit jamais de ce vice-là. Il pourrait être milliardaire et rouler en Rolls Royce qu’il aurait toujours cette envie de piquer dans les magasins, juste pour le frisson.

Assis au chevet de sa nièce, il dispute avec elle une partie de cartes - un jeu on ne peut plus moldu, la bataille. Et la gamine est actuellement en train de le battre à plate couture. Avec un autre adversaire, Robert râlerait ; il n’a jamais été un bon perdant, et il y a même eu quelques parties de poker qui se sont terminées à coups de lame. Il en porte d’ailleurs le souvenir sur l’un de ses avant-bras ; voici dix ans au moins que cette vieille canaille de Tom Sallybanks, un collègue de Manchester qui n’aime pas qu’on l’accuse de tricher, lui a estafilé le bras sur quinze bons centimètres. Une chance que ça se soit cantonné au bras, d’ailleurs. Dans la chaleur infernale de Sainte-Mangouste, Robert a tombé la veste et relevé ses manches de chemise, laissant voir la mince cicatrice, souvenir de Sallybanks. Joan n’y fait pas attention ; elle sait que son oncle porte plusieurs blessures de guerre, et même si elle ne sait pas de quelle guerre il s’agit exactement, elle se doute que ça n’a rien à voir avec le champ d’honneur.

Elle vient de remporter son énième bataille (à croire qu’elle a dix as dans son jeu) lorsqu’on frappe doucement à la porte. Une jeune médicomage passe la tête et annonce d’une voix douce :

-Joan, l’une de tes camarades… Oh, vous êtes là, monsieur Colton. Je vais demander à l’amie de Joan de patienter, dans ce cas.
-Pas la peine, je lui laisse ma place, et mon jeu pourri par la même occasion, répond Bob en jetant rageusement ses cartes sur la tablette. Sa nièce s’est dressée sur ses oreillers pour tâcher de voir qui est là, visiblement excitée de recevoir la visite d’une de ses amies. Les jeunes avec les jeunes, pas vrai ? Je repasse te voir tout à l’heure, ma puce.

Il croise en sortant une jeune fille de l’âge de sa nièce, qu’il salue à mi-voix. Dans le couloir se trouve un type à qui la médicomage explique qu’il ne peut pas entrer en même temps que sa fille parce que c’est une seule personne à la fois. Robert lui tape familièrement sur l’épaule :

-Venez, Howard, j’vous paye un thé en attendant.

-Bonjour, on vient voir Joan Colton s’il vous plaît.

Derek laisse Karen expliquer la raison de leur présence à la femme qui les accueille. Il est assez amusant de voir sa fille essayer de se comporter presque comme une adulte, avec la voix légèrement tremblante de l’adolescente intimidée de s’adresser à un adulte qu’elle ne connaît pas.

Il regarde autour de lui l’hôpital Sainte-Mangouste s’activer comme une petite fourmilière en ruminant les événements qui le conduisent ici. Une élève de Poudlard, agressée dans l’enceinte de l’école, assez violemment pour l’empêcher de témoigner dans un premier temps ! La Gazette du Sorcier en a fait des choux gras mais le briseur de sorts sait que beaucoup de parents, comme lui, ont été très inquiétés par la nouvelle. Des parents Sang-Mêlés ou Nés-Moldus notamment, car la petite agressée est issue d’une famille de Nés-Moldus. Forcément, le jour où des crasses arriveront aux Sang-Pur, ça se saura…

Derek avait été doublement choqué lorsqu’il avait appris que la victime était Joan Colton, une amie proche de Karen à Poudlard -une de ses rares amies, d’ailleurs. Cela avait fait mal au cœur du trentenaire : il avait eu l’occasion de rencontrer Joan, une gamine intelligente et tout ce qu’il y avait de plus sympathique. Il s’était de plus inquiétés pour Karen, de peur que les agresseurs puissent vouloir s’en prendre à elle, mais sa fille avait refusé de rentrer à la maison comme il le lui avait proposé. Ils sont dirigés vers une médicomage qui les guide jusqu’à la chambre.

Karen ne tient pas en place : elle n’a pas revu son amie depuis l’agression, et a hâte de pouvoir lui parler et voir comment elle va. En chemin, Derek demande :

-Tu es sûre que ça va aller ? Tu n’es pas trop stressée ? Si tu veux je peux entrer d’abord…

-Mais non ! coupe Karen. Pourquoi je serais stressée ? Je peux me débrouiller, papa, c’est lourd. En plus, Joan sera déçue si je donne l'impression que je n’ose pas aller la voir.

Derek ne sait pas s’il doit soupirer ou sourire. Sa fille le contredit et se comporte comme une peste, mais elle fait montre d’une bravoure et d’un dévouement envers son amie qui expliquent aisément sa place dans la maison rouge et or.

-Je vais prévenir Miss Colton de votre visite, et ensuite vous pourrez entrer l’un après l’autre si elle veut bien vous recevoir.

Derek regarde la médicomage entrer dans la chambre et parler, et une voix grave lui répond. Un type entre deux âges, à l’air bourru, sort de la chambre pendant que Karen y entre. Derek accepte les explications de la médicomage, qui lui demande de laisser sa fille entrer seule, en espérant tout de même que ça ne soit pas trop impressionnant pour elle. Cependant, il n’a pas le temps de s’assoir sur la chaise disposée à côté de la porte car le type qui vient de sortir de la chambre lui donne une tape sur l’épaule en l’invitant à la suivre.

Derek réprime in extremis son envie de protester et de poser des questions, et après avoir un instant hésité à laisser sa fille, décide d’emboîter le pas à son mystérieux interlocuteur. Il adresse un sourire rassurant à la médicomage qui observe leur manège d’un air suspicieux et attend qu’ils se soient un peu éloignés pour murmurer :

-Vous savez sans doute que je ne suis pas Howard. Je peux savoir à qui j’ai affaire ?

Puisque l’homme était venu voir Joan, il se doute qu’il a affaire à la famille ou un ami des Colton ; dans le cas contraire, toute cette situation lui paraîtrait beaucoup plus inquiétante.

Derek se caresse pensivement le menton, peu sûr de savoir comment il est censé prendre une telle remarque. Mais peut-être vaut-il mieux ne pas chercher.

-Écoutez, je suis plutôt content aussi d’avoir de la compagnie. C’est en effet toujours plus agréable que de boire seul, surtout dans un hôpital -ce n’est quand même pas l’endroit le plus gai. J’ai un nom, et au risque de vous décevoir, ce n’est pas Howard, mais Derek. Derek Hayes.

Il tend la main à Colton tout en se présentant.

Il observe ensuite le manège de l’homme avec la médicomage. Pas besoin d’être un observateur particulièrement averti pour le percer à jour, et de toute manière il ne semble pas s’en cacher. Il en déduit que l’oncle de Joan est célibataire, ou alors de bien faible vertu. Il sourit :

-Vous êtes déjà célèbres dans le coin, ma parole ! Je ne savais pas que je venais de rencontrer une star.

Une fois arrivé dans le salon de thé, Derek commande, puis se réchauffe les mains sur sa tasse en écoutant Robert Colton parler.

-Cela fait des jours que Karen me serine pour venir, mais je voulais être disponible pour l’accompagner, et vous savez ce que c’est, avec le boulot, tout ça…

Il prend une gorgée du breuvage -pas mauvais, pour un hôpital- avant de répondre. Voilà un type qui a l’air décider à ce que justice soit faite, et pas forcément uniquement par le Ministère -car sinon, pourquoi ne pas laisser la Police magique gérer ? Ce n’est pas comme si Nobby Leach allait couvrir une agression pareille. Non, de toute évidence, Colton craint e système judiciaire, et cela, Derek peut le comprendre parfaitement. Il a eu maille à partir avec le Magenmagot, et jamais on ne lui a fait de cadeau -on y trouve de nombreux Sang-Pur, dont certains ennemis de longue date du briseur de sorts.

-Elle ne m’a pas dit grand-chose, à vrai dire. Mais j’avoue que je suis inquiet à l’idée qu’elle puisse être prise pour cible à l’avenir. Si elle a des choses à raconter, je n’ai pas envie que vous alliez crier partout qui vous a raconté ça. J’ai les épaules pour encaisser les ennuis, je suis habitué, et vous m’avez l’air d’être dur à cuire aussi… Mais ce n’est qu’une gamine.

Bien-sûr, Derek a envie que les responsables soient trouvés, désignées et punis. Mais ce n’est pas une mince affaire dans une société comme la leur. Colton pense-t-il pouvoir battre le sort ?

Bon, un pisse-froid. Pas le moindre sourire, rien. Pourtant, Robert la trouve hilarante, sa remarque sur le fait qu’il a une tronche à s’appeler Howard. Et en plus, c’est vrai, il a vraiment une tête d’Howard (ce qui, objectivement, vaut mieux qu’une tête d’homard, autre blague super poilante que Colton préfère ne pas proférer à haute voix, vu la réaction du bonhomme). De toute façon, c’est un problème récurrent ; c’est souvent qu’il fait des blagues absolument tordantes, et que les autres le regardent avec le même air que le dénommé Derek Hayes actuellement. Comprennent pas. Bob en a pris son parti, et il n’insiste pas. Il octroie au copain son habituelle poignée de main qui concasse les phalanges, et les voilà repartis. Tout au plus Robert se fend-il d’un clin d'œil entendu lorsque Hayes plaisante sur son statut de star du service de pathologie des sortilèges. Le succès, tu sais ce que c’est, mon gars. Il ne s’attarde pas sur le sujet - pas la peine d’étaler ses conquêtes, ou celles qui ne demandent qu’à se laisser conquérir. Il n’a jamais eu cette vanité du séducteur qui se sent obligé d’en imposer aux autres mâles de la meute. Il prend ce que la vie lui offre - et cette petite médicomage sera bientôt mûre à point, prête à cueillir - sans chercher à se composer un tableau de chasse avantageux. Il a passé l’âge de vouloir paraître aux yeux des autres. Robert, de son point de vue, est un gars sérieux, presque rangé.

Au premier coup d'œil, il a estimé que Hayes pouvait être coopératif, mais apparemment, la partie s’annonce compliquée. Bob lui lance un regard incrédule lorsque l’autre lâche qu’il ne voudrait pas qu’il aille crier sur tous les toits que sa fille a témoigné. Aller balancer, c’est bien mon genre. Colton n’a jamais donné personne, jamais. C’est sa fierté. Il n’a jamais utilisé cette arme lâche pour se venger d’un associé indélicat ou pour régler un compte personnel, alors pourquoi irait-il compromettre une gamine qui l’aurait aidé ? Il pousse un soupir, fataliste. Et, après une gorgée de thé, déclare :

-Je comprends. Excusez-moi, je me suis un peu emballé, mais c’est juste que j’espérais… Bref. Tout le monde n’est pas obligé de vouloir que la justice soit rendue, après tout. C’est vrai que quand on n’est pas personnellement concerné… Allez, n’en parlons plus, conclut-il comme si ce n’était rien d’important.

Fumier jusqu’au bout, il laisse passer un bref instant avant d’ajouter :

-Enfin, j’espère qu’il n’arrivera rien à votre petite. Ce serait dommage que les petits salauds qui ont fait ça à ma nièce se sentent pousser des ailes, mais malheureusement, ce n’est pas improbable.

Il fait mine de lâcher l’affaire, prend une nouvelle gorgée de thé et demande de but en blanc, sur ce ton cordial qu’il sait si bien prendre :

-Et sinon, vous faites quoi dans la vie, alors ?

Derek est tout d’abord surpris par la poignée de main -dans son milieu actuel, et avec les fréquentations qu’il a, ce genre de petit tour de force a rarement cours. Mais poussé par une pointe de fierté et, sans aucun doute, par les restes de ses jeunes années, il entreprend ensuite de résister de toute sa force -et on peut dire que le dénommé Colton a de la poigne ! Après une résistance qu’il espère raisonnable de la part d’un homme rangé depuis trop longtemps, il récupère sa main et l’enfouit dans sa poche. Voilà un exercice qu’il n’a pas pratiqué depuis un moment !

Derek se sent un moment coupable en voyant l’air déçu, voire contrarié, de son interlocuteur mais il a dit vrai : il n’a pas trempé dans des ennuis depuis un moment, pour le plus grand bien de sa fille -et même s’il était alors trop tard pour sauver son mariage, ne peut-il s’empêcher de penser avec une pointe d’amertume. Aussi, alors qu’il se sent déjà un peu lâche d’avoir dans un premier temps refusé d’aider, la prochaine remarque le pique et le touche en plein cœur.

-Attendez, je n’étais juste pas emballé à l’idée d’attirer des ennuis à ma fille, vous comprenez bien…

Pas personnellement concerné ? Ce type n’a jamais connu les discriminations liées au sang, car il saurait alors que tous sont concernés lorsqu’une personne est victime de la cruauté des Sang-Pur. Ou bien il le sait pertinemment, et provoque Derek… Dans tous les cas, l’ancien Gryffondor mord à l’hameçon.

-Vous êtes loin d’être idiots, on dirait. N’importe qui s’inquiéterait que ces « petits salauds », comme vous dites, récidivent, non ? Je m’inquiète pour ma fille, mais aussi pour tous les mômes de Sang-Mêlé ou Nés-Moldus de l’école -quand on a été à leur place, on ne peut que se soucier d’eux, d’autant que la plupart des jeunes dont ma fille me parlent ne semblent pas avoir la capacité à se défendre que j’avais à leur âge.

Il laisse passer un silence jusqu’à la prochaine question de Colton, décidé à ne pas encore promettre son aide. Il veut réfléchir encore un peu aux risques -mais il doit bien avouer que les remarques de l’homme sur l’inefficacité de la Justice magique ont fait mouche. Profitant du changement de sujet pour ne pas avoir à donner de réponse définitive tout de suite, il boit lui aussi une gorgée de thé et répond :

-Je suis briseur de sorts chez Gringotts. C’est intéressant, comme métier, et on ne s’ennuie pas quand le patron n’est pas trop mal luné. Et vous donc ?

Faute d’avoir un doctorat en psychologie, Robert a pas mal observé le genre humain, et il peut se vanter de savoir - en général - qui il a en face de lui. Et Derek Hayes, le malheureux, a justement un profil intéressant. Bob le devine à fleur de peau, intolérant à l’injustice, et assez bourrin pour essayer de changer les choses lui-même. Un Gryffondor, c’est presque sûr. Sa fille étudie d’ailleurs dans cette maison, et ça va souvent par familles entières.

Entre bourrins, on se comprend. Même si Hayes semble réticent au premier abord, Robert se fait fort de le retourner comme une crêpe. La stratégie qu’il déploie est simple, frontale, brutale - du vrai travail de Gryffondor. Mais ça fonctionne ; planqué derrière sa tasse de thé fumant, il voit son interlocuteur froncer les sourcils, manifestement touché par les petites piques perfides lancées par l’affreux tonton. Il cherche à se justifier, mais Robert ne donne pas suite. Pas la peine. Il faut laisser les mots faire leur chemin, et tout ira tout seul. Hayes se sent morveux d’avoir été implicitement traité de lâche ; l’inquiétude qu’il dit éprouver, légitimement, pour sa fille, l’inquiétude fera le reste. Ce n’est pas très glorieux d’exploiter ainsi les émotions négatives des autres, mais si Bob avait dû avoir des scrupules, il aurait commencé bien plus jeune. S’il réfléchissait à tout cela, il se rendrait compte que ce sont des méthodes de Serpentard, mais il y a longtemps qu’il ne raisonne plus en ces termes. Il y a ce qui doit être fait, et les moyens à mettre en œuvre pour y arriver, c’est tout.

Robert repose sa tasse de thé, fouille dans ses poches pour y trouver son paquet de cigarettes, avant de se rappeler qu’ils sont dans un hôpital et de renoncer à fumer pour le moment. Pourtant, une sèche lui ferait le plus grand bien. Est-ce que Hayes ne vient pas de lui annoncer, sans se douter un instant de l’importance capitale de l’information, qu’il est briseur de sorts chez Gringotts ? Ce mec-là, Bob, tu ne le lâches plus. C’est pile poil le gus qu’il te faut. Colton demeure impassible, humant l’air de rien sa tasse de thé, mais dans sa tête, ça tourne à plein régime. Il conserve une voix parfaitement neutre (des années de poker, messieurs-dames) pour commenter :

-Ah oui, chez Gringotts. Je me suis laissé dire que c’était un travail intéressant pour les gens qui aiment l’action. D’ailleurs, c’est drôle, poursuit-il en esquivant sans discrétion la question sur sa propre activité, mais Joan dit souvent qu’elle aimerait bien faire ça comme métier. C’est une gamine plutôt énergique… Mais bon, j’me demande, est-ce que c’est vraiment un travail pour une femme ? d’autant que, comme vous le disiez, les jeunes ne semblent pas avoir la même capacité que nous à se défendre.

Et hop, petite piqûre de rappel, histoire de ne pas laisser Hayes refroidir. Bob ne perd pas de vue son objectif. Il poursuit, toujours l’air de rien :

-Bon, je vous dis ça, mais elle fera bien ce qu’elle voudra. Elle n’est pas du genre à écouter les radotages de son vieux tonton. Si elle veut être briseur de sorts, elle sera briseur de sorts, pas vrai ? Enfin… à condition que...

Il s’interrompt brutalement, les yeux dans le vague, et cette fois, il ne s’agit plus de manipulation. La dure, la cruelle réalité vient de lui arriver en plein dans les rotules. Il vient de réaliser que, même si sa nièce veut devenir briseur de sorts, elle ne le pourra pas forcément, à cause de ce qu’elle vient de subir. Putain, il en chialerait, pour un peu. Le silence s’installe quelques instants, jusqu’à ce que Bob se force à revenir sur terre.

-Pardon, finit-il par murmurer en s’extrayant à grand-peine d’une réflexion largement composée de petits tortionnaires réduits en carpaccio.

Derek doit faire un véritable effort pour se concentrer sur la conversation, bien plus touché qu’il ne veut l’admettre par les propos de Colton. Les doutes et les remords tournent dans sa tête en permanence au point qu’il voudrait bien un moment pour réfléchir, mais son interlocuteur papote inlassablement, l’empêchant de peser entièrement le pour et le contre :

-Ah ça… Ce n’est pas simple comme métier. Et c’est vrai que pour tout vous dire, ce n’est pas tous les jours qu’on voit des femmes dans nos rangs ! C’est vrai, il faut de la poigne et une certaine condition physique, savoir lancer des sorts ne suffit pas. Je donne des cours de magie à un jeune ; c’est un bon gars, il est plein de bonne volonté, mais enfin, on sent qu’il a grandi dans un milieu plus protégé que vous et moi.

C’est vrai, cela… Si Archibald avait été à la place de Joan, se serait-il défendu ? Bien-sûr, le jeune homme, aussi sympathique qu’il soit, est un Sang-Pur, alors la comparaison ne tient pas ; les Sangs-Purs, même les plus modernes, ne peuvent pas imaginer ce que cela fait de ne pas faire partie de leur cercle. Mais Karen et ses camarades, eux, ne sont pas protégés par leur statut, et que se passera-t-il si les malfaiteurs devaient récidiver ? L’enquête n’avance pas, il est impensable que la Justice magique les arrête…

Et la détresse de l’oncle le touche en plein cœur.

-Il n’y a pas de mal… Vous traversez un moment difficile.

Derek n’arrive pas à s’imaginer comment il se sentirait si Karen était à la place de Joan ; à vrai dire, il n’a même pas vraiment envie d’imaginer, car cela le rendrait sans doute fou. Il souffre déjà en imaginant ce que sa fille doit ressentir : la douleur de la jeune adolescente devant le sort de son amie et la peur d’être touchée à son tour… C’est le cœur débordant d’émotions intenses et sombres que Derek demande finalement :

-Vous auriez besoin de quoi, pour votre petite enquête ?