Tina savait que, même si elle n'avait su s'empêcher de déplorer de nombreux aspects de sa vie de couple, parce que les absences répétées de Norbert pesaient sur son moral, elle avait de la chance d'avoir son époux. Il la respectait, l'avait toujours laissée libre de faire ses propres choix, de prendre ses propres décisions, et avait toujours respecté un besoin d'indépendance qu'ils avaient en commun.

C'était là toute la contradiction de reproches qu'elle avait faits à son mari. Sur ce point, ils se ressemblaient un peu, pourtant, et c'était pour cette raison qu'ils avaient su rester solides toutes ces années en adoptant un rythme que le plus grand nombre n'aurait pas supporté. Elle savait, par exemple, qu'elle n'avait en rien besoin d'attendre son autorisation pour rejoindre le bureau des Aurors, et qu'il respecterait son choix quoi qu'il en soit.

Mais elle avait beau le savoir, elle éprouvait plus de difficultés à lui en parler qu'elle ne l'aurait cru... Elle éprouvait, de manière générale, plus de difficultés à lui parler... Quelque chose s'était... non pas brisé comme elle l'avait craint, mais du moins distandu, entre eux, depuis l'enlèvement d'Hyppolite... et il était difficile de faire table rase.

Pourtant, elle en avait envie. Elle en avait d'autant plus envie que les efforts de son époux étaient manifestes. Il était plus présent qu'il ne l'avait jamais été, et elle avait le sentiment qu'Hyppolite et lui n'avaient jamais été aussi proche. Il avait mal réagi à une situation de crise, certes... Mais ils avaient cru perdre leur fils, pourrait-elle vraiment lui reprocher éternellement de n'avoir pas su comment réagir à une situation à ce point dramatique ?

Elle n'en avait trop rien su, mais maintenant elle savait. Il avait fait tous les pas qu'il pouvait vers elle, c'était à elle de faire les suivants. Même si ce n'était pas si simple. Pourtant elle avait des choses à dire. Beaucoup de choses à dire.

Elle venait de quitter le ministère, elle avait passé les premiers tests qui devaient jauger son aptitude à reprendre du service au bureau des Aurors, et ils semblaient plutôt concluants. Elle était fatiguée. Sa seule envie était de revoir Norbert. C'était... rassurant. Une fois rentrée chez eux, elle se dirigea tout naturellement vers son bureau, y entra précautionneusement (on ne savait jamais trop sur quelle créature on allait tomber en passant cette porte). Norbert était là, Tina lui adressa un fin sourire.

"Tu n'es pas trop occupé ? J'aimerais te parler."

-Pas du tout... Enfin, je ne suis pas occupé, je veux dire.

Tina esquissa un fin sourire. Après la situation de crise qu'ils avaient connue, elle avait dû le réapprendre. Elle avait pensé que l'exaspération et la déception ne cesseraient jamais de prendre le pas sur tout le reste, mais ce n'était pas le cas. Elle apprenait à se sentir attendrie par ces traits de caractère qui, injustement, avaient fini par susciter son exaspération. Cette sorte de maladresse qui lui allait si bien en faisait très évidemment partie.

Elle s'installa auprès de lui. Maintenant, c'était elle qui se sentait un peu maladroite. Il s'était racheté, et de très loin, pour son comportement, mais pas elle. C'était comme s'il avait fait tous les pas vers elle d'un coup et qu'elle cherchait à franchir une égale distance en cent fois moins de temps. Mais c'était un défi qui ne l'effrayait pas. Son mari lui manquait. Elle avait envie d'être avec lui. Sans forcément de raison particulière si ce n'est celle d'être auprès de lui. Même si elle avait effectivement des choses à lui dire.

Qu'est-ce qu'il y a ?

Elle pourrait choisir de ne rien lui dire d'important, juste le prendre dans ses bras et s'excuser d'avoir mis tant de distance entre eux, le remercier de sa présence, de sa patience. Lui rappeler qu'elle l'aimait, ce qu'elle avait le sentiment de ne pas lui avoir dit depuis des lustres. Mais si des deux, Norbert était peut-être le moins démonstratif, elle n'était pas forcément la plus à l'aise quand il devenait question d'exprimer ses sentiments non plus, elle pouvait l'admettre. Alors elle choisit d'aborder un sujet plus pragmatique.

"J'ai eu une longue conversation avec ton frère." Ce n'était pas exactement de cela qu'elle voulait parler, et elle ne voulait pas que Norbert se mette à interpréter n'importe comment ses dires. Elle enchaîna donc rapidement. "J'ai décidé de rejoindre le bureau des Aurors."

Elle n'attendait pas son accord ou son approbation, c'était une décision qu'elle avait prise, et contre laquelle il ne pourrait rien, c'était un choix fait sciemment et sur lequel elle ne reviendrait pas, mais il était normal de lui en parler, et si elle ne voulait pas son approbation, elle tenait à connaître tout de même son opinion.

-Je pense qu'ils ont vraiment besoin de toi en ce moment.

Tina sourit, c'était la meilleure réaction qu'elle pouvait attendre de sa part. S'il avait des inquiétudes, il les gardait pour lui, il savait que ça n'y changeait rien. Il se contentait de l'encourager et de la soutenir. Et elle savait qu'il l'encouragerait quoi qu'il arrive.

Elle pourrait faire mine de rien, jouer les modestes et dire qu'ils n'avaient pas réellement besoin d'elle, mais elle n'estimait pas que ça ait de l'intérêt. Ni que ce soit vrai. Ce n'est pas qu'elle se pensait indispensable, n'exagérons rien, mais toutes les personnes déterminées à vaincre le mal en train de s'installer étaient forcément bienvenues au bureau des Aurors, surtout si elles étaient animées de la meilleure volonté, ce qui était son cas.

Avec douceur, Tina attrappa la main de Norbert et la serra dans la sienne. Lui apprendre la nouvelle était un prétexte. Certes, c'était effectivement normal qu'elle le fasse, mais elle voulait surtout trouver un prétexte à rouvrir le dialogue, et à ne plus le refermer. Son mari lui manquait beaucoup trop. Elle avait besoin de le retrouver. De chasser l'ombre et de repartir sur les meilleures bases possibles. Elle n'avait plus de ressentiment, aucune rancoeur enfoui. En pensant à Norbert, elle ne ressentait plus qu'un sentiment de manque.

C'était un comble, tout de même. Combien de fois s'était-il absentée pendant des semaines, voire des mois ? Et pourtant, c'était à présent qu'il restait chez eux, à ses côtés, qu'il réussissait à lui manquer le plus. Mais il n'y était plus rien. Elle était responsable. C'était elle qui avait mis entre eux cette distance qu'elle ne supportait plus, à présent. Et elle voulait se rapprocher. Ou créer un pont qui leur permette de se rapprocher. Et de ne plus se lâcher, surtout.

"Tu sais, je..." Elle ne savait pas vraiment comment le formuler, ça semblait à chaque fois maladroit. Ce qu'elle voulait simplement dire, c'est qu'elle voulait que tout redevienne comme avant, c'est tout. "Je sais que je ne t'ai pas mené la vie facile, dernièrement... J'aimerais juste... qu'on laisse ça derrière nous." Elle marqua une pause. "Et je ne veux pas que tu t'interdises de faire quoi que ce soit pour moi. Je sais que tu dois avoir envie de repartir."

Pas pour les fuire, juste parce que c'était sa vocation.

-Je ne m'interdis rien du tout.

Peut-être pas. Tina espérait que non, en effet. Elle avait voulu qu'il réfléchisse, à son comportement, à ce qu'ils avaient vécu, à cette fracture au sein de leur couple, mais elle avait conscience, avec le recul qu'elle possédait à présent, qu'elle avait peut-être dans la foulée fait la dernière chose qu'elle aurait jamais voulu faire subir à Norbert : l'entraver. Elle connaissait son tempérament, elle aimait son tempérament. Elle ne pouvait l'enfermer dans une cage et espérer qu'il soit heureux sous prétexte qu'il était près d'elle et de leur fils.

Pourtant, quand il la regarda droit dans les yeux et lui assura ne rien s'interdire, elle le crut d'office. Norbert était sincère, il l'avait toujours été. Il était resté parce qu'il avait voulu rester, et qu'il le lui confirme la rassurer.

Elle frissonna légèrement quand ses doigts glissèrent dans ses cheveux, et sentit tout le poids du monde se dégager de son coeur et de ses épaules quand il posa ses lèvres sur les siennes. Une démonstration d'affection qui valait mieux que tous les mots qu'ils auraient bien pu prononcer.

-Je suis exactement où j'ai envie d'être.

Elle sourit avec tendresse. C'étaient des mots qu'elle n'aurait jamais exigés et qu'elle avait pourtant eu terriblement besoin d'entendre. Les morceaux brisés se recollaient. Et l'ensemble était finalement plus solide qu'il ne l'avait jamais été. Elle se sentait rassurée, soulagée.

Elle l'embrassa à son tour avant de se serrer dans ses bras plusieurs longues secondes. Elle s'était senti si proche de le perdre, avant, et maintenant, cette pensée lui paraissait absurde, et elle se trouvait elle-même idiote. Ce n'était rien, enfin si, ça avait été quelque chose de terrible, mais ce n'était plus rien maintenant. Ils ressortaient de cette épreuve plus forts qu'ils ne l'avaient jamais été. Et c'était ce qui importait, plus que quoi que ce soit d'autre.

"Moi aussi..." Elle était là où elle voulait être. Ici, nulle part ailleurs. Ce qu'ils avaient construit valait la peine d'affronter parfois la tempête. Ils étaient assez forts pour y faire face, après tout. "Désolée d'en avoir douté."

Elle ne voulait pas s'épancher en excuses des heures durant, elle voulait que tout redevienne comme avant. Non, mieux qu'avant en fait. Mais pour cela, il fallait mettre des mots sur ce qu'ils avaient vécu.

Et ainsi, sur un baiser et quelques paroles réconfortantes, tout était oublié. Tout était oublié pour de vrai. Ce n'était pas une façon de parler. Il n'y avait pas de rancoeur enfouie, non, rien de telle. Tina n'aurait pas voulu devoir en passer par une situation aussi horrible, mais celle-ci lui avait fait remettre beaucoup de choses en question, à commencer par elle-même, et elle savait que le même processus s'était engagé chez son interlocuteur.

Ensemble, ils avaient compris quels efforts devaient être faits, d'un côté comme de l'autre, et ces concessions paraissaient finalement sans importance en comparaison de ce qu'ils vaient enduré. C'était la suite logique de ce qui les avait éprouvés. Elle les sentait plus forts, elle les sentait plus forts, plus liés. Ils n'effaçaient pas le passé ni la distance qui s'était imposée entre eux, mais ils en faisaient quelque chose de plus juste. Et elle était convaincue que tout serait plus serein à présent. Pas seulement entre eux, mais avec Hyppolite, également, et qui en avait grand besoin.

Alors, ils pouvaient reprendre le cours de leurs discussions sans plus se répandre en excuses, encore et encore, et ils en avaient eu le plus grand besoin.

-Et donc, le bureau des Aurors.

Oui, le bureau des Aurors. C'était bien de cela qu'elle était venue lui parler. Même si elle ne cacherait pas le fait que ça avait été un prétexte avant tout, pas grand-chose de plus qu'un prétexte pour renouer le dialogue, pour faire un premier pas vers lui et lui présenter doucement ses excuses.

Ceci dit, elle avait eu envie d'aborder le sujet avec lui malgré tout. Puisque sa décision allait marquer un grand tournant dans leurs vies. Elle ne pouvait pas mettre de côté le fait que cette situation pouvait éventuellement être dangereuse. Mais elle était prête à prendre tous les risques malgré tout.

Quand est-ce que tu reprends du service ?

Bonne question, pour le moment, Tina n'avait pas beaucoup d'informations à ce sujet encore. Mais elle devait reconnaître qu'elle était assez impatiente.

"Je ne sais pas encore, il faut déjà que je repasse tous les tests d'aptitude", répondit-elle alors avec un sourire.

Et elle sentait cette sorte d'exaltation qui avait toujours accompagné chacune de ses missions en tant qu'Auror. Servir la justice avait toujours été son objectif le plus fervent, elle était impatiente de reprendre du service.

-Ce n'est qu'une formalité, ça.

Tina sourit. Elle aimait la confiance que Norbert plaçait en elle, surtout qu'elle savait très bien que cette confiance n'avait jamais faibli, même lorsque leur couple avait connu les plus grandes difficultés, par la force des choses, malheureusement. Même s'il leur avait fallu du temps pour se comprendre et s'apprivoiser tous les deux, elle savait qu'il avait toujours cru en elle, et elle en avait bien besoin.

Elle avait elle aussi confiance en elle-même, malgré tout, plus peut-être qu'elle ne le laissait deviner ou n'acceptait de l'admettre, mais tout de même, de l'eau avait coulé sous les ponts depuis la dernière fois qu'elle avait mis les pieds sur le terrain. Impossible de prétendre qu'elle n'avait pas un peu perdu l'habitude. Certains réflexes reviendraient vite, certainement, pour d'autres, c'était quelque chose qui s'éduquerait, ça reviendrait, c'est sûr que ça reviendrait.

Mais puisque Norbert la soutenait, elle n'avait pas envie de penser que c'était quelque chose d'handicapant, elle n'avait pas envie de s'imaginer que cette décision était mauvaise et qu'elle finirait par le regretter. Il n'en était juste pas question, pas même une seule seconde, et donc, il ne servait à rien d'en parler plus longuement encore. Le plus simple, c'était encore d'attendre de voir comment les choses se passeraient une fois sur le terrain. Pour le reste, ça n'avait pas une grande importance.

-Est-ce que... Thésée t'a dit autre chose, quand vous vous êtes vus ?

Tina adressa un regard intrigué à Norbert, est-ce qu'il lui manquait une information ? Visiblement oui. Thésée et elle avaient beaucoup parlé, et de Norbert notamment, mais rien de ce qui avait été dit au cours de leur conversation n'avait été notable au point de la concerner ou de justifier le comportement de son époux.

Elle était par conséquent curieuse, et surtout, elle espérait que tout allait bien. La famille Dragonneau (et les Goldstein/Kowalski, par extension) avait tendance à accumuler les ennuis de toute sorte. Elle espérait que tout allait bien pour Thésée.

"Non, rien de particulier", répondit-elle sans rien cacher de sa curiosité. "Il aurait dû ?" demanda-t-elle ensuite.

Elle ne voulait pas s'alarmer trop vite, mais difficile tout de même de faire autrement, en vérité. Elle était honnêtement inquiète.

-Peut-être.

Ces seuls mots suffirent à exacerber l'imagination de Tina, et elle s'inquiétait de plus en plus franchement. Difficile de faire autrement. Les Dragonneau comme les Goldstein avaient toujours eu des vies mouvementées, et quand ils ne cherchaient pas directement les problèmes, les problèmes avaient la fâcheuse tendance à venir, d'instinct, à eux. Alors elle n'était pas sereine à l'idée qu'il soit arrivé quelque chose à Thésée, une chose dont elle n'avait pas conscience.

Thésée faisait partie de sa famille depuis si longtemps à présent que Tina le considérait comme un frère. S'il devait lui arriver quoi que ce soit, et s'il devait leur être possible d'y faire quoi que ce soit, elle n'hésiterait pas, pas un seul instant. Elle se faisait peut-être des films pour rien, mais quelque chose dans le ton de la voix de son mari lui laissait entendre qu'elle ne montait pas complètement cette histoire en épingle, et qu'il y avait effectivement quelque chose à comprendre là-derrière, une réelle implication.

Il a une fille... Elle a presque trente ans, il vient seulement de le découvrir...

Bien que de nombreuses hypothèses avaient traversé l'esprit de Tina en un temps record, elle ne s'était pas imaginé une seule seconde une chose pareille. Elle écoutait son mari, interdite, choquée. C'était à n'y rien comprendre... et c'était en train de devenir une habitude familiale particulièrement spécifique et étrange, dont elle préférait ne pas faire une habitude.

Elle ne dit rien pendant plusieurs longues secondes. Elle se laissait le temps de digérer l'information. Cela allait bien au-delà de ce qu'elle avait été capable d'envisager. Une fille de presque trente ans... Comment ? Et avec qui ? Elle envisagea, un instant, que l'identité de la mère était peut-être trop évidente... qu'il pouvait s'agir de Leta.

Cette pensée la fit frissonner, après ce qu'elle avait fait subir à leur famille, ce serait bien la pire chose au monde. Mais Tina voyait bien qu'elle mettait la charrue avant les hyppogriffes, et ça ne pouvait en aucun cas être une bonne idée. Il fallait qu'elle se reprenne et qu'elle parvienne au moins à articuler une des questions qui lui passait par la tête.

"Qui ? ... Comment ?"

On ne faisait pas interrogations plus laconiques, mais elle était incapable de formuler des questionnements plus concrets en cet instant.

-Elle s'appelle Agrippine... Tuft, c'est la fille de la ministre.

C'était beaucoup d'informations d'un coup, on peut le dire. Tina parvenait à peine à apprécier le soulagement de savoir que - encore heureux - la mère de l'enfant n'était donc pas Leta. Agrippine Tuft, Tina ne la connaissait pas personnellement, mais du moins de nom et de réputation, l'enfant terrible des Tuft, celle que l'on avait préféré planquer sous le tapis en mettant en avant plutôt le fils prodigue qui lui menait une carrière ministérielle irréprochable... Ceci expliquait sans doute cela d'ailleurs.

Agrippine Tuft était donc la fille de Thésée... Tina ne savait pas vraiment quoi en penser, pour tout dire. La ministre, de ce qu'elle avait, était mariée de longue date... l'avait forcément été au moment de fréquenter Thésée, puisqu'Ignatius était l'aîné. C'était beaucoup... Sans vouloir juger hâtivement la situation, elle devait quand même avouer qu'elle ne savait pas réellement comment se positionner par rapport à tout cela. En même temps, il n'y avait pas vraiment de manière de se positionner. Cette situation ne leur appartenait pas réellement. Mais si la jeune femme (plus si jeune du coup) devait intégrer la famille, ou même devenir une Dragonneau. Alors elle avait quand même un rôle à jouer dans tout cela.

Thésée et elle ont eu une liaison il y a longtemps... elle était déjà mariée, à l'époque.

C'était effectivement ce qu'il lui semblait. Mais Norbert ne le disait pas vraiment comme s'il s'exprimait sur un crime impardonnable. En même temps, à l'heure actuelle, il y avait clairement et définitivement prescription. Tina décida plutôt de s'intéresser à ce sur quoi elle avait un semblant de prise. Pas qu'elle ait davantage son mot à dire sur la question, mais ça c'est autre chose.

"Et tu sais ce qu'il compte faire. Il a l'intention de la... reconnaître ?"

Elle avait employé ce mot faute de mieux. A presque trente ans, ce n'était pas comme si Agrippine avait spécialement besoin d'être reconnue par son père biologique, mais en l'occurrence, la reconnaissance évoquée n'était pas tant officielle que symbolique. La reconnaître, c'était choisir d'être, à retardement, un père pour cette enfant terrible qui n'avait pas forcément la meilleure des réputation, la reconnaître, c'était aussi l'admettre comme un membre à part entière de leur famille, et c'est là que l'affaire les concernait davantage ?

-Je ne sais pas.

Tina n'était pas étonnée. Elle ne pouvait pas se mettre à la place de Thésée, cette situation était trop particulière et alambiquée pourqu'elle puisse prétendre savoir ce que son beau-frère traverser. En revanche, elle estimait qu'il était humain de ne pas savoir ce qu'il en était, de ne pas avoir d'idée précise de ce qu'il comptait faire.

Si la nouvelle était encore fraîche, il n'était pas étonnant qu'il n'ait pas su vraiment dire à son frère quelle décision il comptait prendre. Mais Norbert, même s'il n'était pas forcément le plus observateur des sentiments humains des uns et des autres, pouvait tout de même avoir lu entre les lignes. Et il le lui prouva en reprenant la parole.

Enfin si, je sais qu'il le voudrait, mais je ne sais pas s'il va le faire. C'est compliqué. Quand il m'en a parlé, Agrippine n'était pas au courant. Je ne sais pas ce qu'il en est, maintenant.

Elle n'était pas étonnée non plus de ce constat. Ce n'était pas une conversation qu'ils avaient eue, c'était davantage un sentiment tenace de la part de Tina, qu'elle n'avait pas réellement été en mesure de justifier mais qu'elle pensait fondé malgré tout. Thésée n'était pas seul par choix, il l'était parce que les circonstances l'avaient voulu, mais à présent qu'il avait l'opportunité d'avoir quelque chose d'assimilable à une vraie famille, il ne pouvait passer à côté. C'était normal. C'était humain de sa part.

Mais Agrippine n'était pas encore au courant, et cela compliquait forcément la tâche. Impossible de savoir comment la jeune femme réagirait. Si c'était un choc pour Thésée, il y avait de fortes chances également pour que c'en soit un pour sa fille. Là encore, ça ne les regardait pas vraiment, le mieux qu'ils pouvaient faire était juste de faire preuve de bienveillance et d'ouverture d'esprit, en fin de compte, pas davantage.

-Je lui ai dit qu'elle serait la bienvenue dans la famille si elle le souhaitait.

Tina hocha la tête. Elle ne se serait pas attendue à quoi que ce soit de différent de la part de son époux. Il était de nature à tendre la main. De manière parfois maladroite, c'est vrai, mais toujours instinctive malgré tout.

"Tu as bien fait", répondit-elle alors, même si elle estimait ne pas avoir forcément besoin de le préciser, il devait le savoir. "Il faut croire qu'on est jamais capable de faire les choses simplement dans la famille", ajouta-t-elle avec un léger sourire.

Entre Thésée qui se découvrait une fille, et Jacob qui revenait dans la vie d'Adrian et Queenie, ils n'étaient définitivement pas adeptes des situations simples et habituelles.

-Le bonheur n'a jamais été dans la simplicité.

C'était joliment dit, et Tina comme Norbert ne pouvaient que se montrer d'accord avec cette affirmation. Les circonstances leur avaient prouvé, en effet, que le bonheur était un trésor rare, duquel il fallait savoir prendre soin. Une denrée rare, pour ainsi dire, et qui pouvait trop facilement nous échapper si l'on y prenait pas garde.

Ils l'avaient expérimenté, ils étaient de ceux qui s'étaient battus, s'étaient remis en question n'avaient jamais considéré leur situation comme acquise... Et elle avait le sentiment que cela leur réussissait plutôt bien.

C'est vrai, les derniers mois avaient été particulièrement compliqués pour eux, mais il n'avait fallu qu'une conversation pour qu'ils parviennent finalement à véritablement se retrouver. Le dialogue rétabli, Tina n'avait plus peur de ce que l'avenir leur réserverait. Oui, ça n'avait pas été facile, effectivement. Mais ils s'en étaient sortis malgré tout.

Le bonheur n'était pas dans la simplicité, et Tina estimait qu'ils n'appréciaient de toute façon la simplicité que dans une moyenne mesure, l'un comme l'autre. Ils prenaient plaisir à ces moments d'apaisement, c'est vrai, et Tina aimait mener ce train de vie tout simple et apaisé, elle aimait mener cette vie de famille dont elle avait toujours rêvé.

Mais si elle avait toujours ressenti le métier d'Auror comme une vocation, plus qu'aucune autre, si elle avait choisi de passer le reste de ses jours avec le phénomène ambulant qu'était Norbert Dragonneau, c'était définitivement qu'elle n'était pas du genre à se contenter simplement de ce qui était facile ou accessible.

"A qui le dis-tu", répondit Tina en adressant à son époux un sourire complice.

Sur quoi elle vint déposer un baiser sur la joue du magizoologiste, apaisée. Les gestes tendresses qui n'appartenaient qu'à eux lui revenaient avec un naturel qui lui donnait le sentiment qu'ils n'avaient jamais totalement disparu.

C'était clairement une chose qu'elle prenait plaisir à redécouvrir. En espérant qu'ils ne prendraient plus la peine de s'en passer aussi longtemps. Mais rien à ses yeux ne pourrait égaler la crise qu'ils avaient traversée, et qui trouvait une origine bien trop sûrement ancrée dans le drame.

"Je vais préparer le dîner, tu m'aides ?"

Reprendre les habitudes, tout simplement, et savourer le bonheur obtenu de haute lutte, c'était tout ce qu'elle souhaitait à présent.