Beaucoup d'orphelins inventent à leurs parents une histoire belle, tragique, romantique, quelque chose qui justifie l'abandon, le rende plus supportable et communique de l'espoir sur sa propre identité... Quand on ne sait pas qui sont ses parents, on peut les imaginer roi et reine, magiciens, justiciers de l'ombre... Je n'ai pas eu cette chance de mon côté. Je ne sais rien de mes parents, pourtant, pas même leur nom. Mais je sais leur histoire, et cela suffit à me convaincre du fait que je ne suis personne... et ne suis pas destinée à devenir qui que ce soit. Ma mère était une prostituée (elle l'est peut-être toujours), et mon père un client de passage qui n'a jamais dû savoir qu'il avait mis cette fille de joie en cloque. Ma mère ne pouvait pas me garder. Un gamin, ce n'est pas bon pour le commerce... et puis, elle n'avait pas les moyens. Alors voilà, peu de temps après ma naissance, j'ai été confiée à l'orphelinat Wool de Londres. Et les années ont passé.

On ne m'a adoptée que très tardivement. Ce qui ne m'étonne pas vraiment. Je ne pensais pas l'être. Ma mère était d'origine marocaine, la couleur de ma peau faisait tache au milieu des charmants minois pâles de mes camarades. Ceci dit, il n'y avait pas moi que tout parent potentiel fuyait. La même année que moi, un garçon du nom de Tom Jedusor était déposé devant la porte de l'orphelinat. Nous avons quasiment grandi ensemble, mais on ne peut pas dire pour autant qu'on ait été très proche. Tom me faisait un peu peur. Il était étrange... et de toute façon, il n'avait pas l'air de vouloir se faire des amis. Pas grave, je m'en faisais d'autres, notamment Dennis Bishop, qui rejoignit l'orphelinat quand j'eu six ans. Il est la première personne de laquelle je m'étais sentie vraiment proche, et bientôt, nous devînmes inséparables. Il rendit ma vie un peu moins morose, un peu plus heureuse. J'aurais dû en profiter davantage. Car ça ne dura pas.

Un jour, sous la supervision de Mrs Cole, la directrice de l'orphelinat, nous fûmes invités en expédition scolaire au bord de la mer. Tout allait bien, au début. On jouait sur la plage, on profitait du soleil, on savourait l'embrun. Dennis avait repéré une grotte qui semblait inaccessible, fouettée par les vagues, il avait une imagination débordante, inventa de nombreuses histoire sur l'origine et le contenu de ces grottes. C'est à ce moment que Jedusor nous a demandé si nous voulions y entrer. On pensait qu'il plaisantait. Si seulement il plaisantait. Ce qui s'est passé dans ces grottes... Les mots ne peuvent le décrire. Je ne sais plus faire la différence entre horreur et vérité, entre fantaisie et réalité. Des visions d'horreur qui envahissaient mon crâne sans que je puisse l'empêcher, le hurlement d'horreur de Dennis, alors que sa gorge se bloquait, le regard impassible de Jedusor auquel s'ajoutait un sourire satisfait. J'ai cru que nous allions mourir. Cela n'a pas été le cas. Mais je n'ai plus jamais été la même, Dennis non plus.

Depuis ce traumatisme, ma confiance dans les autres s'est ébranlée. La peur me saisit à toute occasion, même les plus anodine. Je fuyais Jedusor autant que possible, même si l'orphelinat n'était pas bien grand. Quant à Dennis... notre amitié n'a pas survécu à l'épreuve. Nous n'osions même plus nous regarder, unis à tout jamais par la force d'un traumatisme indiscible. Et les années passèrent dans un presque mutisme. Mon seul soulagement résidait dans le fait que Jedusor rejoignit une école privée... et on ne le voyait plus que l'été... Ce qui ne m'a pas guéri pour autant.

Et un jour, alors que je n'attendais plus rien, un couple décida de m'adopter. J'ignore ce qui les a motivés. De la pitié ? De la curiosité ? J'avais quinze ans, alors, et ça ne faisait pas beaucoup sens pour moi. Ils sont tous les deux psychologues, ont fondé leur cabinet ensemble. Je me demande parfois s'il ne m'ont pas adopté parce qu'ils trouvaient mon cas intéressant. Dans tous les cas, ils m'ont apporté un amour que je n'espérais plus, et même si même cet amour ne me suffit pas, il me fait du bien.

Aujourd'hui, je vis avec eux à Londres, et je ne fais pas grand chose. Déscolarisée, mes parents, sur leur temps libre, tentent de me faire l'école à la maison, mais je ne suis pas une élève très attentive. Je ne sais pas quoi faire de ma vie, et je me laisserais sans doute aller à ne rien faire s'il n'y avait pas mes parents. Mais parce qu'ils sont là et que je veux les rendre fiers et leur donner raison de m'avoir sauvée de l'orphelinat, alors je veux attaquer le problème à sa source. Pour ça, je pense qu'il n'y a qu'une solution :
je dois affronter mes démons, revoir Tom Jedusor.