Un long moment, elle avait observé les contours de l'école de magie, enveloppés de brume, émue. Elle ne pouvait dépasser les limites de l'école, elle n'avait guère d'intérêt à s'y rendre d'ailleurs, mais à chaque fois qu'un de leurs traditionnels rendez-vous à Pré-au-Lard était organisé, elle ne pouvait pas s'empêcher de faire le chemin à pied, pour contempler cette vue singulière, qui l'étreignait d'émotions inexplicables. Elle-même n'avait jamais reçu d'éducation magique, mais ce n'était pas du regret de ce qu'elle n'avait jamais pu avoir et n'aurait jamais que lui venait ce sentiment assimilable à de la nostalgie.

C'était autre chose, oui. La première fois qu'elle avait découvert les contours impressionnants de ce château à aucun autre pareil, elle avait le coeur lourd. Elle venait de perdre Credence. Credence n'avait jamais mis les pieds en Ecosse, il n'avait jamais eu le loisir de découvrir cet endroit, pourtant, elle l'associerait toujours à lui. A lui, et évidemment à l'homme qui la prendrait dès lors sous son aile. L'homme avec qui elle avait rendez-vous à cet instant.

Après ce moment de contemplation, elle avait rebroussé chemin, de retour à Pré-au-Lard. De ce village sorcier, où elle se sentait à peine à sa place, elle connaissait par coeur la moindre ruelle escarpée, chacune des boutiques. En l'occurrence, elle devait retrouver Albus à la Tête de sanglier, pub à mauvaise réputation, mais où ils avaient fini par se retrouver à chaque fois, sous le regard parfois insistant du propriétaire des lieux, dont elle ne savait rien si ce n'est qu'il semblait nourrir une passion singulière pour les chèvres... Pas de jugement, elle ne savait rien d'autre de cet homme quoi qu'il en soit.

Nagini attendait à une table, une chope de bièraubeurre bien chaude entre ses doigts. Elle savait qu'il ne tarderait pas, il s'était toujours montré ponctuel. Depuis des années qu'ils se connaissaient, et peu importe les circonstances, il n'avait jamais manqué un seul de leurs rendez-vous. Elle appréciait la considération qu'il lui accordait. Elle avait conscience d'être un outil, il ne lui avait jamais caché son rôle réel, mais le seul fait de lui avoir conféré un rôle jouait en sa faveur. Elle en avait eu besoin. Et elle avait trouvé sa voie par son intermédiare. Elle en avait le sentiment, en tout cas, même si ce n'était peut-être pas ce qu'il avait souhaité. Pas de cette façon, en tout cas.

Quand il arriva, elle se redressa en guise de respect. Un pâle sourire aux lèvres, elle le salua. Après tout ce temps, elle le considérait en ami, certes, mais avec toujours une forme de rapport hiérarchique qu'elle s'était inventé sans qu'il l'exige de sa part.

-Bonjour professeur.

Il n'avait jamais été son enseignant, elle l'appelait toujours "professeur" malgré tout. Infini respect oblige.

Dumbledore s'adressa à elle avec bonhommie, comme à son habitude. Il s'était toujours montré aimable envers elle, et elle lui en était reconnaissante, pour autant, elle éprouvait toujours une forme de malaise en sa compagnie, et ce malaise grandissait à mesure que le temps passait. Elle ne se l'expliquait pas réellement, mais elle se disait que cela devait venir du fait qu'elle avait toujours été incapable de complètement le cerner, alors que lui lui donnait le sentiment de le connaître par coeur.

Il avait l'air d'en savoir plus sur elle que tout ce qu'elle avait confié à n'importe qui. Et ça ne concernait pas qu'elle. Elle avait l'impression, par exemple, qu'il avait réussi à cerner Tom Jedusor avant même que ce dernier ne prenne entièrement conscience de qui il était. Il en avait su beaucoup, assez pour la faire engager elle à l'orphelinat Wool, elle qui parlait Fourchelangue, tout comme lui.

En sa présence, elle s'efforçait parfois d'essayer d'arrêter de penser, de peur que l'homme sonde son esprit. C'était ce même sentiment qui l'avait fait s'éloigner de Queenie, alors que c'était une femme qu'elle appréciait beaucoup. Mais malgré tout, c'était quelque chose de vraiment très difficile, de véritablement avoir la pleine maîtrise de ses pensées. Alors elle faisait au moins ce qu'elle pouvait pour rester dans l'instant présent afin d'en dissimuler le plus possible. Elle savait, c'est vrai, qu'en présence d'Albus Dumbledore, il fallait se montrer le plus honnête possible, même si ce n'était pas chose évidente, des fois, la vérité n'était pas facile à dire, et pas simple à admettre, même pour soi-même.

"Je vais bien",répondit-elle pour commencer, même si sa réponse manquait d'honnêteté. La vérité voulait que cela fasse longtemps qu'elle ne se sentait pas bien... elle ne savait pas si elle avait été complètement heureuse. Sauf à de rares occasions. Quand elle était en fuite, avec Credence. Ou lors de ses longues conversation sous sa forme animale avec Tom. "Enfin... mon état est... C'est de plus en plus compliqué."

Elle ne savait pas si elle devait le dire. Dumbledore le savait forcément. Mais elle se montrait honnête tant qu'elle pouvait l'être.

Elle se sentait scrutée, jaugée. Ses yeux électriques lui avaient toujours donné cette impression-là : celle d'être passée au crible, de ne rien pouvoir cacher à cet homme qui, en un regard, pouvait sonder tous ses secrets, et l'avait peut-être connue mieux qu'elle ne s'était connue elle-même, cela avant même qu'elle ne soit capable de se comprendre, de comprendre son raisonnement et ses aspirations, si vraiment elle était capable de les comprendre effectivement.

Elle ne pouvait pas échapper à ce regard-là, même si son réflexe naturel était de baisser les yeux, dans l'espoir, sans doute, de rendre cet échange plus acceptable. Nagini appréciait et estimait l'homme qui était à présent le directeur de Poudlard. Cette appréciation de lui était sincère, mais elle sentait que les chemins qu'ils empruntaient, insidieusement, n'étaient à présent plus les mêmes, et il était difficile de l'exprimer sans craindre que s'abatte sur elle un jugement qu'elle n'était pas capable d'entendre ou d'accepter.

Qu'avait-elle l'intention de faire ? Elle se demandait si son interlocuteur, au fond, ne le savait pas mieux qu'elle-même. Elle, elle se sentait perdue. Que lui restait-il à faire ? Se prostrer en l'attente de l'inéluctable. Elle n'avait pas forcément mieux à attendre de son existence telle qu'elle était pour l'heure. Elle avait longtemps compté après Dumbledore pour lui dire ce qu'elle devait faire, et la plupart du temps, ça lui avait convenu. Elle avait du moins eu le sentiment d'être capable, même un peu, de faire face aux circonstances, parce qu'elle avait un but, un objectif, quelque chose de clair et de défini, qui la tenait et qui l'aidait à y voir raisonnablement plus clair.

Que s'attendait-il à ce qu'elle réponde ? Est-ce qu'il tenait véritablement à savoir sa réponse ou bien la devinait-il avant même qu'elle ne fasse sens dans son propre esprit ? Impossible pour elle de répondre à ces questions. Impossible pour elle, pensait-elle, de répondre à cette question. Qu'avait-elle l'intention de faire ? Comme si elle-même le savait. Elle se sentait perdue, désorientée, et bien incapable de faire le choix convenable qui pouvait bien être attendu d'elle.

"Rien ?" suggéra-t-elle d'un ton interrogatif, comme si elle était interrogée à un devoir. "Il n'y a plus rien à faire, je crois."

Nagini ne se verrait pas remettre en cause la sagesse d'Albus Dumbledore. Elle savait pertinemment que sage, il l'était plus qu'elle ne saurait jamais l'être (ni ne l'avait jamais été), et elle l'admirait pour cela, mais certaines de ses maximes avaient le don d'exciter son exaspération. Parce qu'elles étaient trop vraies, peut-être, ou simplement parce qu'elle n'acceptait pas de les comprendre, de les prendre très simplement pour ce qu'elles étaient pourtant.

Le courage et la volonté résideraient donc dans l'inaction ? Et pourquoi pas, en effet. Ce ne semblait pas entièrement faux, à y regarder de près, et elle avait vu des hommes agir, et ne courir, ce faisant, qu'à leur propre perte. Mais ne rien faire, quand plus rien ne nous reste presque déjà, c'en devient insupportable, et son histoire ne lui a pas forcément appris que c'était là la méthode la plus sûre et la plus sage. Combien de fois s'était-elle demandé "Et si ?". Et si elle avait agi ne serait-ce que légèrement différemment, à un moment ou à un autre... Son histoire serait très différente, c'est certain.

Nagini retint son souffle une fraction de seconde quand son interlocteur suggéra qu'elle l'avait revu. Il n'avait pas besoin de préciser qui, ils savaient tous deux de qui il était question. Elle baissa les yeux, elle n'était pas fière, mais elle ne voulait pas s'excuser pour autant d'avoir écouté son instinct. Bientôt, elle n'aurait plus à s'excuser de rien, pas même de sa propre existence, puisque tout ceci serait derrière elle. Pourtant, elle avait peine à s'adresser directement à son interlocuteur, le coeur obstrué par un poids mort, l'estomac noué au possible. Elle hocha la tête. Mentir à Albus Dumbledore ne servait  à rien, et elle le savait bien, elle n'avait pas la naïveté de penser autrement.

« Même si c'est le cas... »

Elle marqua une pause, elle était capable de courage, mais elle n'était ni téméraire, ni effrontée, et cette situation la mettait mal à l'aise. D'autant qu'elle n'avait pas envie de décevoir l'esprit brillant qui lui faisait face et avait fait tant pour elle. Mais être honnête envers lui, c'était aussi accepter de son montrer sincère envers elle-même.

« Est-ce que ce serait si grave ? »

Il ne la croyait pas innocente. Elle ne pouvait pas le duper, et elle le savait. Elle l'avait su tout en tentant malgré tout de noyer le poisson, d'étouffer le serpent. La jeune femme se sentait toute petite. Elle ne voulait vraiment pas en faire toute une histoire, elle ne voulait pas que Dumbledore s'attarde là-dessus. Mais c'était quelque chose d'inévitable. Nagini devait rendre compte, c'était ce qu'elle comprenait. Mais elle n'en avait pas l'envie. Ni ne pensait en être capable, car elle-même ne s'expliquait pas entièrement cette fascination, ce besoin de lui parler en dépit de l'horreur manifeste de ses pensées et de ses actes.

Comment expliquer que ce monstre était l'homme qui avait été le seul, après le départ de Credence, à lui avoir donné le sentiment d'exister, d'être un individu à part entière, et ce même en était toute couverte d'écailles. Il lui avait donné l'espoir de pouvoir rester encore elle-même, même quand elle ne serait plus tout à fait humaine. Elle ne savait pas comment l'exprimer d'une manière qui lui offrirait l'assentiment du directeur de Poudlard. Il n'y avait pas de bonne réponse, il n'y avait pas de bonne excuse, et elle était bien contrainte d'en faire le constat malheureux.

Il le lui laisse entendre. Oui, ce serait si grave, si elle l'avait revu. Ou en tout cas, ça pourrait l'être. C'était quelque chose qu'elle pouvait comprendre, mais quelle pouvait diffiicilement accepter. Et voilà maintenant qu'il lui demandait ce qu'ils s'étaient dit. Elle ne pouvait pas en parler, elle ne voulait pas en parler. Ce n'était pas grand-chose, pour tout dire, car Tom n'avait aucune idée de qui elle était vraiment, elle ne le lui avait pas laissé comprendre. Alors ils étaient resté en surface des choses. Et pourtant, malgré tout, et malgré elle surtout... Elle donnait une vraie importance à cette conversation des retrouvailles.

« Trois fois rien », répondit-elle en espérant qu'il n'insisterait pas tout en sachant qu'il y avait bien peu de chances pour que ce soit le cas. « Rien du tout, en fait. »

Et elle voulait lui cacher sa déception. Parce que c'était effectivement rien. Et le plus dur était de l'accepter.

La maledictus se sentait coincée, cernée, acculée, et elle détestait cela du plus profond de son être. Elle ne remettait pas en cause le discours ou la méthode de son interlocuteur, ils étaient judicieux, de toute évidence, puisqu'elle ne réussissait pas à s'y montrer insensible. Pour autant, cela ne venait que creuser plus encore un écart que chaque jour passé confirmait un peu plus. Le temps, celui qui la rapprochait d'un sort indéfectible et qui l'éloignait doucement de leur passé commun, était peut-être l'ennemi... ou bien un précieux allié. Nagini serait bien en peine d'en juger.

Ce qu'elle savait en revanche, c'est que de ce qui s'était dit dans l'obscurité de la boutique de l'allée des embrumes, elle n'apprendrait rien à son interlocuteur. Sans avoir juré de vive voix aucune fidélité à celui qui voulait à présent se faire appeler Lord Voldemort, cette fidélité n'en était pas moins tacite, et finalement une conviction de longue date dont elle prenait seulement maintenant l'entière mesure. Elle ne lâcherait mot, non. Elle se tairait. Car c'était ce qu'il convenait qu'elle fasse.

Même un mot jeté au hasard et sans importance pouvait en prendre face au regard critique de Dumbledore, qui la sondait toujours et ne l'épargnait jamais. D'ailleurs, sans qu'elle ne dise rien, il savait sans doute déjà tout. Ses aveux étaient sans doute à ses yeux une manière de lui donner tort... ou d'en discuter du moins à coeur ouvert. Ce n'était pas une opportunité qu'elle se sentait capable d'accorder à cet homme à qui elle devait beaucoup mais ne voulait plus rien devoir à présent.

« Pourquoi faudrait-il que je vous réponde ? » eut-elle le courage de lui demander, contre sa propre attente. « Je ne vous dois plus rien, depuis longtemps. »

Elle marqua une pause. Elle serait taxée d'ingrate à coup sûr, et elle le serait à raison, car cet homme avait beaucoup fait pour elle... Cela dit, pas gratuitement. Pendant des années, elle l'avait aidé, renseigné, elle avait écouté ses directives, elle lui avait même dévoué une carrière. Si elle devait avoir la moindre dette à son endroit, elle estimait s'en être tout de même acquittée depuis un moment.

« Et vous ne faites plus rien pour moi depuis longtemps », ajouta-t-elle, un peu amère.

L'homme avait beau lui affirmer qu'il n'était pas son ennemi, Nagini n'en était plus si sûre. Elle ne considérait pas comme tel de prime abord, elle n'oubliait pas ce qu'il avait fait pour elle, elle n'était pas ingrate. Il était un homme qu'elle avait estimé et admiré. Elle avait placé une confiance aveugle en lui, comme beaucoup d'autres devaient le faire également, comme beaucoup d'autres l'avaient sûrement fait avant lui... avant d'être déçus ? La maledictus gageait que même Tom s'était retrouvé dans ce cas, lui aussi...

Il était venu le libérer de l'orphelinat pour lui permettre de se découvrir et d'apprivoiser sa vraie nature, mais à présent, ils étaient voués à être des antagonistes, et surtout à le rester quoi qu'il puisse advenir.  Elle ne savait plus qui étaient ses amis, qui étaient ses ennemis. Elle n'était plus à même de présumer de quoi que ce soit. Elle décidait de qui elle devait considérer comme un ennemi ou non, elle prenait ses décisions. Qu'elles soient bonnes ou mauvaises, au moins, ce serait ses décisions. Elle s'y prenait tard. Elle s'y prenait beaucoup trop tard, même. Mais elle était encore elle-même. Elle voulait s'assurer de rester elle-même. De demeurer Nagini quand elle ne serait plus que le serpent. Et la seule personne à l'avoir jamais considérée comme un individu à part entière sous sa forme de serpent, eh bien c'était Tom, Tom et personne d'autre.

Non, elle n'avait pas tort de le penser, et Nagini finissait par se dire que son interlocuteur avait tout fait, en vérité, pour qu'elle pense de cette façon, elle aussi. Il avait faussé son jugement, il avait influencé son regard, il l'avait placée sur son chemin. Est-ce que tout était orchestré à une fin qui lui échappait encore ? C'était ce qu'elle finissait par s'imaginer.

« Parce que vous êtes une meilleure solution, peut-être ? »

Son ton était légèrement sec, presque sifflant. Elle était, à la manière d'un serpent, incisive. Elle comprenait que son choix était déjà fait, ce qu'elle n'avait ni compris, ni admis jusqu'alors. Elle voulait continuer de vivre, d'exister, au-delà de sa malédiction et du sort qui l'attendait. Et elle savait qu'elle disparaîtrait dans l'inconscient collectif dès l'instant où elle ne serait plus humaine, en tout cas aux yeux de l'humanité.

« Vous avez provoqué cette rencontre, vous deviez savoir ce qui allait arriver... »

C'est cela qu'elle ne comprenait pas. Qu'avait-il attndu d'elle à l'époque ? Et qu'attendait-il d'elle à présent ?

Nagini grinça des dents en entendant la réponse de son interlocuteur... qui était du typique Dumbledore. Il donnait toujours l'air de ne pas y toucher. Il prétendait toujours ne pas tirer les ficelles, il prétendait même qu'il n'y avait pas de ficelle, d'ailleurs, mais la maledictus n'y croyait pas, elle n'était pas dupe. Il l'avait prise sous son aile à un moment où tout semblait perdu pour elle, où elle avait perdu le peu qu'elle possédait, où elle ne savait vraiment pas ce qu'il pouvait bien encore advenir d'elle. Elle n'allait pas mentir, elle avait apprécié cette main tendue, elle en avait eu besoin, et elle éprouverait toujours de la reconnaissance à l'adresse de cet homme qui l'avait aidée à se trouver une raison d'être.

Ce rôle qu'il avait eu dans sa vie, elle voudrait qu'il l'assume. Peut-être qu'elle avait le choix à la toute fin, mais le chemin qu'elle avait emprunté, elle le lui devait, et ce chemin l'avait façonnée, c'était l'évidence même. Alors s'il s'imaginait qu'il n'avait pas eu le pouvoir de l'influencer, tout au long de ces années, c'était lui qui était naïf. Et elle ne voulait vraiment pas croire qu'il puisse l'être. Albus Dumbledore était bien des choses. Mais naïf ? Non, elle n'y croyait pas, pas un seul instant.

Il rajoutait qu'ils seraient capables de s'influencer mutuellement, l'un l'autre, de se sauver l'un l'autre. Est-ce que c'était vrai ? Elle pensait que oui. Et en ce qui la concernait, pour cette fois, elle était de son avis, à la différence près qu'elle pensait que c'était arrivé. Oui, ils réussissaient à s'influencer l'un l'autre, elle l'avait vu par le passé, même si lui ne s'en rendait pas compte, parce qu'il ne savait pas tout. Oui, ils avaient le pouvoir de se sauver. Même si personne ne s'en rendait forcément compte, en tout cas pas son interlocuteur. Qui ne pouvait pas lire l'avenir, certes, mais qui se permettait tout de même de les considérer comme d'ores et déjà condamnés.

« Vous nous condamnez d'avance. Mais vous ne savez rien de ce qu'il adviendra de nous. »

Nagini sentait le venin lui monter à la gorge, la rage lui serrer le cœur. Ce qu’elle gardai de respect pour l’homme qui lui faisait place se dissipait doucement, ne laissant plus place qu’à la colère, sourde et oppressante. De l’estime, elle en avait eu. Toutes ces années, elle l’avait écouté, presque religieusement, elle l’avait cru… Elle avait obéi à ses directives, mue par un seul et unique sentiment, celui de confiance mêlé d’espoir. Cet instant n’était pas celui où tout s’effondrait, mais il confirmait l’effondrement. Sans aucune chance de répit, sans aucun espoir de retour en arrière. Elle avait le sentiment d’avoir été baladée, toute ces années, l’impression qu’on lui arrachait le cœur et le cerveau, les deux en même temps. Devenue inutile, elle serait méprisée, détruite s’il le fallait.

Elle ne s’était jamais sentie décisionnaire de quoi que ce soit, elle, et quoique son interlocuteur puisse en dire. C’était trop simple de lui asséner un tel discours à présent. Et oh comme il lui donnait le sentiment d’y croire ! Presque sans condition. Est-ce que c’était ainsi qu’il les bernait tous. En donnant le sentiment de savoir. Etait-ce possible que, en vérité, il ne sache rien, rien du tout, et s’obstine seulement à prétendre ? Elle avait le sentiment d’avoir participé docilement à une imposture de longue date. Le sentiment de trahison était d’autant plus profond et douloureux pour elle.

« C’est vous… » répliqua Nagini, la gorge encore nouée.

Elle serrait les poings, elle cherchait à se contrôler. Elle se sentait fébrile. En ce moment, ses métamorphoses faisaient des siennes bien plus fréquemment qu’autrefois. Elle avait du mal à les contrôler, et chaque émotion trop vive, bien plus encore qu’autrefois, pouvait la faire flancher, la réduire au monstre. Mais pas ici, pas maintenant, pas devant lui.

« C’est vous qui m’avez laissé croire que je n’étais pas condamnée. »

Il ne l’avait jamais menée en bateau, n’avait pas prétendu que sa transformation était évitable. En revanche, il lui avait laissé entendre que sa vie pouvait avoir un sens malgré tout… Il lui avait laissé entrevoir plus que ce qu’il y avait à voir. Maintenant, elle ne croyait plus.

« Quoi qu’il arrive maintenant, vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même. »

Nagini s'agaçait de plus en plus des réponses de son interlocuteur. Ce qu'elle tenait autrefois pour de la sagesse pure et dure, elle le prenait à présent pour de la suffisance. Elle avait le sentiment de s'être fait manipuler. Une fois encore, malheureusement pas la première fois de sa vie, elle avait l'impression d'avoir été dupée, l'impression désagréable d'être abandonnée une nouvelle fois. Mais elle n'en était que plus convaincue de ses choix. Il était temps qu'elle décide de qui elle voulait devenir, de qui elle choisissait de suivre. Nagini coupait le cordon, d'une certaine manière. Elle avait bien conscience du fait qu'elle aurait dû le faire bien plus tôt.

S'il avait voulu l'encourager à faire ses propres choix, il avait aussi voulu la dissuader d'en faire certains, et encore maintenant, elle estimait que c'était ce qu'il voulait. Tout en prétendant l'inverse. Si elle lui devait une quelconque gratitude, ce serait celle d'avoir mis Tom sur son chemin. Ou de l'avoir mise sur le chemin de Tom. Cette rencontre avait été décisive, et elle l'avait su rapidement, elle l'avait su sans même le savoir, si cela faisait vraiment sens.

« C'est ce que je fais », répondit posément Nagini. « Je ne la fais plus dépendre de vous. »

Même si elle avait bien conscience de rentrer peut-être dans le jeu de son interlocuteur une fois encore en faisant une chose pareille. Elle se sentait constamment ballottée entre des décisions, des choix qui avaient de l'importance, mais sans lui laisser l'espace d'expression dont elle aurait pourtant le plus grand besoin de son côté. Elle dépendrait toujours de quelqu'un, c'était son lot. Skender, Credence, Dumbledore... Tom, mais cette destination serait la dernière. Et donc, par conséquent, elle était la plus importante également.

« Je voudrais que vous vous en alliez. », ajouta-t-elle d'un ton très sérieux, avec une autorité dont elle était rarement et difficilement capable. « Je préférerais ne plus vous revoir. »

C'était préférable en effet. Même si en prenant cette décision, elle tirait un trait sur une période non négligeable de sa vie, et qui l'avait durablement marquée... Elle lui devait beaucoup malgré tout. Y compris son avenir.