T

out est si calme, tout fait silence.

Elle aime l'absence de bruit. Elle en ressent la texture, la douceur moelleuse. Elle a l'impression de pouvoir la sentir, la toucher. Elle l'enveloppe, la rassure. Au cours de quelques secondes, elle a l'impression d'être seule au monde, d'être oubliée de l'existence, et un sentiment trop rare de quiétude et de satisfaction l'envahit. Les murs de château respirent, débarrassés de l'aura juvénile de ces élèves qui ont courus dans ces couloirs une année durant.

Qu'elle aime ce silence, et cette douce solitude. Bonheur difficilement compréhensible que celui d'être ainsi enfermée entre des murs de pierres, dans un château-prison, dans son château, sa prison, celle que sa propre mère avait bâti de ses mains ou presque. Mais c'est ainsi. Helena Serdaigle, froide, taciturne, distante, est pour une fois quiète. L'harmonie avec soi-même, elle ne peut la ressentir, mais elle se rapproche, à cette heure, à cet instant, au plus près de ce que l'on peut assimiler à de la félicité.

Je rêve dans la nuit qui avance

La lune pâle éclaire un ciel d'encre. Helena la voit s'élever toujours plus haut à travers les carreaux fissurés des fenêtres du couloir. Elle peut savourer ces petits bruits qu'on entend pas d'habitude. Les petits pas des elfes de maison qui s'affairent à nettoyer le château, même en l'absence de qui que ce soit, celui d'un oiseau volant près de la fenêtre, le gargouillis d'une chaudière, le grincement de branches d'arbres, quelque part dans la forêt interdite. Elle aime ce son du quotidien, gâché d'ordinaire par le brouhaha, les piaillages incessant, l'écho détestable des bavardages.

Elle ferme ses yeux transparents. Pour une fois, elle savoure. Elle n'est pas épicurienne, elle ne sait cueillir ni la jour, ni la nuit. Mais le plaisir qu'elle ressent n'est pas factice. Elle le savoure d'autant plus qu'elle le sait éphémère. Elle a traversé les siècles, elle sait que tout n'est qu'un éternel recommencement, que tout repartira de zéro, que ce qui l'inquiéta naguère reviendra à nouveau, et la paix serait troublé. En attendant, l'instant frôle la perfection.

Elle flotte, inconsistante, au-dessus du sol de pierre, sa douceur prismique irradierait presque le couloir. Blanc sur noir, on ne voit qu'elle. Elle est seul. Ou du moins, elle l'est pour l'instant. Ces moments d'apesanteur autres que physiques ne durent jamais longtemps. Celui-ci est interrompu par un autre fantôme.

Ce fantôme, elle le connaît. Elle l'apprécie, même, fait rare chez elle. Il s'avance vers elle, elle lui adresse un pâle sourire. Dans cette sorte de distance quasi aristocratique qui la caractérise souvent, lui donne au regard de beaucoup l'air pédant et hautain, elle accompagne son sourire d'un très léger signe de tête, à peine perceptible.

-Bonsoir, Maxime.

Maxime. Mort bien avant elle. Premier fantôme à avoir hanté la prestigieuse école fondée par sa mère. Elle l'estime beaucoup. Si sa tranquillité doit être troublée, elle n'est pas mécontente que ce soit lui qui s'en charge.

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I

l la salue poliment.

-Bonsoir, Helena.

Elle apprécie Maxime pour sa discrétion. Il est celui qui aurait le plus de légitimité à lui poser des questions, mais il s'en abstient. Il s'est bien interrogée, au début. Mais il s'est abstenu, respectant son jardin secret. Jardin gigantesque, fleuri de nombreux regrets, ensoleillé par une trahison terrible... Elle apprécie sa compagnie, parce qu'elle peut, avec lui, parler de rien. Il ne se concentre pas sur ses problèmes, et lui-même a vécu tant d'âges qu'il en a acquit une certaine philosophie qui ne déplaît pas au fantôme de la tour de serdaigle. Leurs conversations ne sont jamais plates, et même là où l'anodin semble prendre sa place, Helena prend un plaisir certaine. Rien ne lui plaît davantage que l'illusion de la normalité. Quelques secondes, elle parvient à en oublier sa situation. Elle oublierait presque, aussi, qu'elle flotte au-dessus du monde dans l'inconsistance la plus totale. Elle oublierait presque qu'elle est morte. Elle se sent comprise par le romain, dont l'histoire n'a pas forcément été différente de la sienne.

-Les vacances d'été sont là. L'école est déserte de toute présences de vivants. Il n'y a que nous, les morts, qui restons.

Elle acquiesce à cette remarque d'un léger signe de tête. Elle ne sait si son interlocuteur en est soulagé ou heureux. La présence des vivants apporte un certain dynamisme aux lieux (ce qu'Helena ne juge pas indispensable), mais les rappelle sans cesse à leur condition. Jamais ils ne recouvriraient la vie, jamais. Ils devaient errer, encore et encore. Et quand le monde exploserait, qu'en serait-il ? Erreraient-ils au-dessus du néant ? Les laisserait-on enfin retrouver cette autre option qui leur avait fait tant peur ? On a le choix, lorsque l'on meurt, ceux qui décident de revenir sous forme de spectre finissent inmanquablement par le regretter. Helena l'avait su au moment de son choix. Mais elle l'a fait sciemment. Sa punition pour le mal qu'elle a causé.

-Oui. Tout est calme, à présent.

Le fantôme prend une grande inspiration. Même si elle ne peut plus sentir ni respirer, elle a l'impression que l'odeur du vide envahit ses narines.

-Comment vas-tu ?

Elle ne s'enquière pas de l'état de santé de Maxime par simple formalité, elle s'y intéresse vraiment. Maxime est sûrement l'un de ses amis les plus précieux, même si elle ne lui montre pas vraiment , aidée par cette distance qui la caractérise. Alors s'il va mal, elle se fera un devoir de faire qu'elle aille mieux. Et s'il va bien, elle sera ravie de l'apprendre. Elle sait parfaitement qu'il n'est pas aisé d'être toujours de bonne humeur lorsqu'on est décédé. L'on devient vite monotone et quotidien.

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I

ls sont proches sans l'être. Voilà des décennies, des siècles, qu'ils se côtoient, qu'ils s'apprécient. Elle a l'impression qu'il a toujours, d'une certaine façon, appartenu à son existence, fait partie de son paysage. Pourtant, ils se cachent beaucoup de choses. Elle passe son éternité à passer outre les sujets qui l'angoissent réellement, à tout garder pour elle. Elle n'ignore pas que, de son côté, Maxime est plutôt secret, lui aussi. Elle ne sait rien ou presque de son passé, pourtant, elle le suppose aussi, ou presque autant, tumultueux que le sien. On n'acquière pas cette sagesse sans rien avoir vécu. C'est triste à dire, mais c'est d'une certaine douleur, d'erreurs terribles, que naissent les esprits les plus calmes. Ils ne savent presque rien l'un de l'autre. Il lui parlerait peut-être, si elle lui demandait, mais elle n'ose pas. Elle ne pense pas mériter tant de confiance et quelques aveux. Elle trouve que ce serait injuste, car quand lui parlerait, elle-même ne dirait rien.

-Je me porte bien mon amie. Et vous ?

Elle est son amie. Elle le considère également comme le sien. Et pourtant, il y a toujours entre eux une sorte de distance. D'éternités en éternités, le mur invisible qui les sépare ne va qu'en se renforçant, elle doute que tout se brise et s'effondre un jour. Elle n'est pas capable d'avouer l'horrible vérité, même auprès de Maxime. Elle ne pense pas être capable de le faire un jour. C'est trop compliqué, trop douloureux. Elle ne le supporterait pas. Elle aurait le sentiment de voir fondre sur elle le poids du jugement du fantôme, et ce pour toujours. Il est déjà suffisamment difficile pour elle de savoir la présence du baron sanglant si près d'elle.

-De toute manière, nous ne risquons plus grand-chose, nous le peuple fantôme. Notre coeur ne bat plus. Nous sommes intouchables physiquement si j'ose dire.

Il est vrai, on peut penser que les fantômes sont les êtres les mieux lotis du monde. Qu'ont-ils à craindre, à présent ? Ils semblent intouchables, comme il le dit si bien, comme si personne ne pouvait les atteindre.
Si je touche la flamme d'une bougie, je ne me fais pas mal.
Il est vrai, un fantôme n'a plus à ressentir de souffrance physique.
Qu'il gèle ou fasse soleil ça m'est égal.
Mais qu'en est-il de la souffrance mentale ? Helena ne connaît rien de pire. Vivre éternellement est une torture, lorsqu'on a beaucoup à se reprocher.
Mais pourtant j'ai le cœur brisé et le fait qu'il soit arrêté ne m'empêche pas de souffrir, ne dites pas que je délire.
Elle sait que c'est son fardeau, laisser sa culpabilité l'anéantir, la dévorer de l'intérieur. C'est pour cela qu'elle a décidé de ne pas choisir l'autre solution. Elle veut se punir. Encore aujourd'hui, elle pense que la punition n'est pas assez grande.
Mais je sens poindre en moi des larmes nouvelles.

-On essaie de passer le temps comme on le peut.

L'ennui guette facilement les personnes qui sont morts. Helena hoche sa tête fantomatique.

-Je vais bien, j'apprécie que les vacances soient enfin là. La présence des élèves nous aide à palier à l'ennui mais c'est en leur absence que je parviens le mieux à me recentrer... sur moi-même.

Comme d'habitude, elle demeure très vague. C'est sa façon d'être.

-Il y a longtemps qu'on ne s'est pas parlé. Qu'as-tu à me raconter ?

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